Appel à contributions numéro 161. Le travail social en contexte numérique : systèmes, acteurs, actions
Sous la codirection de :
François Sorin, Chargé de recherche au centre de recherche interdisciplinaire Solidarités & Société (CereiSo, Askoria) et chercheur associé au laboratoire CREAD (Université Rennes 2).
Sylvie Jochems, Professeure, École de travail social, Université du Québec à Montréal
Josée Grenier, T.S., Professeure, Département de travail social, Université du Québec en Outaouais, Campus St-Jérôme
Flavie Lemay, Doctorante en travail social, École de travail social, Université de Montréal, collaboratrice scientifique en travail social, HES-SO
Le numérique est de plus en plus présent dans notre langage ordinaire. D’abord, il s’impose comme un syntagme englobant l’ensemble des réseaux, systèmes et équipements de communication qui composent notre environnement sociotechnique : internet, ordinateur, téléphone intelligent (smartphone), réseau sans fil (wifi), etc. Mais au-delà de cette dimension matérielle, le numérique désigne une dynamique générale, « la numérisation du signe et l’informatisation de la société » (Granjon, 2022). Il évoque aussi maintenant « une culture complexe saturée d’imaginaires » (Musso, 2008) nourrissant des représentations sociales qui mêlent survalorisation et craintes. L’appropriation des technologies numériques renvoie alors aux « processus par lesquels les personnes intègrent les technologies à leur vie quotidienne, à la gestion de leur [vie] sociale et privée, à la négociation des liens sociaux et à la construction de leur identité » (Balleys, 2017, p. 8). Le numérique, c’est encore le répertoire des pratiques individuelles et collectives qui font usage des technologies : l’usage des écrans par les jeunes et les familles, la dynamique de communautés de pratique sur des médias sociaux. En somme, le numérique est pervasif, c’est-à-dire qu’il « pénètre toutes nos activités, des plus intimes aux plus collectives » (Boullier, 2016, p. 6) de chacun des aspects de la vie sociale : communication, politique, culture, économie, travail, éducation, etc.
On peut considérer que l’analogie utile pour saisir « ce qu’est » et « ce que fait » le numérique réside moins dans la révolution industrielle du 19e siècle que dans l’invention de l’imprimerie au 15e siècle. Les travaux d’Elisabeth Eisenstein (The Printing Revolution in Early Modern Europe, 1991) ont mis en évidence la manière dont la production et la diffusion des écrits imprimés ont été le point de départ d’un ensemble de mutations dans les façons de penser, de contester l’autorité, de mettre l’information en mémoire ou en circulation. Dominique Cardon souligne combien la révolution numérique est comparable à la révolution de l’imprimerie en ce qu’elle constitue « avant tout une rupture dans la manière dont nos sociétés produisent, partagent et utilisent les connaissances » (2019, p. 6). Plutôt que l’idée d’une rupture, Dominique Boullier retient des travaux d’Eisenstein le concept d’amplification, pour caractériser l’agentivité du numérique : « le numérique agit avant tout comme amplification […]. Tout peut être affecté par le numérique et potentiellement les tendances lourdes comme les signaux faibles peuvent s’en trouver amplifiés. Mais tous ne sortiront pas gagnants, et certains processus sociaux, certaines organisations, certaines pratiques, certaines techniques trouveront leur chance et d’autres leur perte » (2016, p. 6). Ainsi, plutôt qu’une somme d’objets, le numérique peut être considéré comme un environnement (Vitali-Rosati, 2014), une société (Compiègne, 2010), voire une civilisation (Doueihi, 2011) traversée par des enjeux éthiques, économiques, écologiques et politiques, et où se déploie aujourd’hui le travail social.
Dans le champ du travail social et en matière de technologies, l’attention s’est d’abord portée sur l’informatisation et l’introduction de dispositifs sociotechniques « innovants », avant de s’élargir aux enjeux sociaux et éducatifs liés à la massification de l’informatique, de l’internet, puis des technologies de l’information et de communication (Bouchard et Ducharme, 2000; Jochems, 2023; Sorin, 2023; Vitalis, 2019). Le thème du numérique renvoie aujourd’hui à la fois à l’évolution des environnements de travail (workplace) des travailleurs sociaux et des travailleuses sociales et aux évolutions des sociétés dans lesquelles se déploient leurs interventions.
De fait, les processus d’informatisation, liés aux dynamiques de changement organisationnel, se renouvellent sans cesse et gardent une entière actualité. Ils traitent d’objets variés (la gestion, le dossier, l’évaluation, les écrits professionnels, etc.) dont chacun est porteur d’enjeux spécifiques, et configure l’activité sur différents plans. De plus, les pratiques numériques des professionnel.le.s peuvent prendre place dans l’accompagnement des publics, faisant des équipements numériques collectifs et/ou personnels (ordinateurs, téléphones, caméras, etc.) des supports et moyens de (et dans) l’intervention (Molina et Sorin, 2019; Sorin, 2019). Mais le thème du numérique dans le travail social ne peut se réduire aux dynamiques institutionnelles et aux « manières de faire » des travailleurs sociaux et des travailleuses sociales. L’actualité de la question numérique est largement coproduite par les publics, usagers et bénéficiaires du travail social qui importent leurs usages numériques dans les sphères de professionnalité. Du secteur de la protection de l’enfance à celui du handicap, les professionnel.le.s composent avec les pratiques numériques des usagers et peuvent également chercher à agir sur celles-ci, sous l’angle de la régulation (Potin et al., 2018; Henaff et al., 2021), de l’aide ponctuelle (Davenel, 2016; Mazet et Sorin, 2020; Okbani, 2022) ou de l’accompagnement aux usagers (Bonjour et Meyer, 2011; Le Chêne et Plantard, 2014; Saba Ayon, 2016).
Dans un contexte où les pratiques de l’informatique connectée constituent aujourd’hui le cadre ordinaire d’un nombre toujours plus grand d’usages sociaux, l’appropriation des dispositifs sociotechniques sur les terrains professionnels (équipements, systèmes d’information, progiciels, etc.) s’articule avec la prise en compte par les professionnels des besoins – exprimés ou perçus – des publics en matière de numérique. L’accompagnement se déploie dans une société « devenue » numérique et, dans une certaine mesure, il se réalise avec des technologies numériques dont l’appropriation par les professionnel.le.s continue de générer des questionnements pratiques, éthiques et identitaires (Sorin, 2023). Le contexte de distanciation sociale liée à la pandémie de COVID-19 a attiré davantage l’attention sur ces questions de conception, d’accès et d’usages du numérique en travail social, mais a aussi soulevé des débats, voire des controverses[1] avec plus d’acuité qu’auparavant (Grenier et al., 2022 ; Mishna et al., 2021). Certains affirment voir poindre un « Digital Social Work », un e-Social Work (López Peláez et al., 2023). S’agit-il d’une nouvelle spécialité transversale, d’un nouveau champ du travail social « en-train-de-se-faire » (Latour, 2007), ou encore d’une nouvelle cristallisation du regard sur les objets techniques, au détriment du sens de l’usage (Jouët, 2000)?
Encore très peu de lieux et de productions scientifiques permettent de collectiviser les connaissances et de faire état de la situation du travail social à l’ère numérique. Il a d’ailleurs fallu attendre 2020 pour la tenue de la première conférence internationale sur le Digital Social Work (López Peláez et al., 2020) et 2019 pour la constitution du groupe de travail international francophone « Travail social à l’ère numérique ». Puisqu’il y a beaucoup à faire dans l’espace francophone pour encourager, reconnaître et dynamiser la recherche sur ce thème, ce numéro de la revue Intervention vise à contribuer aux processus de scientifisation (Rullac, 2014), de disciplinarisation, d’institutionnalisation (Molina, 2014), voire de professionnalisation (Soulet, 2016) du travail social en contexte numérique.
Comme le précise Dominique Boullier, l’amplification portée par la révolution numérique ne veut pas dire table rase, mais bien« recombinaison à une échelle nouvelle de tous les potentiels préexistants, produisant ainsi de nouvelles configurations » (2016, p. 14). C’est dans cette perspective que s’inscrit cet appel à contributions et ce numéro de la revue Intervention. À la suite de deux autres numéros de revues francophones ayant proposé des dossiers sur le thème du numérique et du travail social dans une visée descriptive (Le sociographe, no 81, 2023) ou prospective (Vie sociale, no 28, 2018), nous souhaitons explorer les formes contemporaines du travail social dans, avec et par le numérique en nous penchant sur les usages des technologies à l’aune des enjeux praxéologiques du travail relationnel (Demailly, 2008; Ravon et Ion, 2012; Soulet, 2016). Nous proposons de saisir les évolutions du travail social en contexte numérique au prisme de l’analyse des pratiques professionnelles, à la croisée des logiques du système, de l’acteur et de l’action (Araujo-Oliveira et al., 2018). Si la première « renvoie à l’analyse des contextes et des fondements sociaux, politiques, économiques, organisationnels, etc. qui norment, prescrivent, encadrent, orientent l’actualisation des pratiques professionnelles », la logique de l’acteur « fait référence à l’analyse des représentations et conceptions des praticiens (mais aussi d’autres acteurs qui gravitent autour de ces pratiques, comme les usagers, les élèves, les patients, etc.) au regard des différentes dimensions des pratiques professionnelles, des discours sur les pratiques, des pratiques déclarées », et celle de l’action « met l’accent sur l’analyse des pratiques concrètes mises en œuvre dans des contextes complexes et variés ».
Les articles proposés pourront ainsi adopter différents niveaux d’appréhension du numérique dans le travail social. Une perspective organisationnelle pourra consister à interroger les manières dont les technologies cadrent les pratiques d’accompagnement – on pense ici par exemple aux logiciels professionnels (progiciels) ou aux dispositifs de suivi (reporting) de l’activité. Une perspective relationnelle pourra porter attention à la manière dont les technologies numériques constituent des moyens et/ou des supports pour agir sur/avec/pour les publics. Enfin, seront également bienvenus des articles s’intéressant aux manières dont les problématiques sociales sur lesquelles les travailleurs sociaux et les travailleuses sociales « ont » à agir comprennent une dimension numérique : les situations d’ « illectronisme » ou d’« exclusion numérique » et l’exposition aux risques associés aux pratiques connectées sont autant de thèmes et d’expressions qui circulent dans l’espace professionnel et qui s’arriment plus ou moins à des formes d’action et de justification de l’action en direction de l’usager. Les articles pourront également discuter les cadres théoriques (ex. l’interaction entre humains et objets numériques : Latour, 2005; Nélisse, 1998), les concepts fondamentaux (ex. la relation : Nordesjo et al., 2022; Pascoe, 2021; ou l’espace : Fierentino et al., 2022) et les méthodologies de recherche les plus aptes à saisir les évolutions du travail social en contexte numérique.
C’est avec intérêt que nous attendons vos contributions.
Date de tombée des résumés (350 mots maximum) : 5 juillet 2024
Date de tombée des articles : 18 novembre 2024
Courriel : revue.intervention@otstcfq.org
RÉFÉRENCES
Araujo-Oliveira, A., Chouinard, I. et Pellerin, G. (2018). L’analyse des pratiques professionnelles dans les métiers relationnels. Perspectives plurielles. Presses de l’Université du Québec.
Balleys, C. (2017). Socialisation adolescente et usages du numérique. Synthèse de la revue de littérature. Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire, rapport d’étude, no 04.
Boltanski, L. et Thévenot, L. (1991). De la justification. Les économies de la grandeur, Gallimard.
Bonjour, A. et Meyer, V. (2011). TIC et prise en charge des personnes handicapées mentales. Communication et organisation, 39, 213-228. https://doi.org/10.4000/communicationorganisation.3152
Bouchard, L. et Ducharme, M.-N. (2000). Les défis posés au travail social à l’ère des technologies de l’information. Nouvelles pratiques sociales, 13(1), 119‑136.
Boullier, D. (2016). Sociologie du numérique. Armand Colin.
Cardon, D. (2019). Culture numérique. Les Presses de SciencesPo.
Compiègne, I. (2010). La société numérique en question(s). Éditions Sciences humaines.
Davenel, Y.-M. (2016). Le numérique au sein de l’Action sociale dans un contexte de dématérialisation. Politiques d’établissements, pratiques des professionnels et accompagnement au numérique des usagers. Les études connexions solidaires.
Demailly, L., (2008) Politiques de la relation. Approche sociologique des métiers et activités professionnelles relationnelles. Presses universitaires du Septentrion.
Doueihi, M. (2011). Pour un humanisme numérique. Seuil.
Eisenstein, E. (1991). The Prinitng Revolution in Early Modern Europe. Cambridge University Press.
Fierentino, V., Romakkaniemi, M., Harrikari, T., Saraniemi, S. et Tiitinen, L. (2023). Towards digitally mediated social work – the impact of the COVID-19 pandemic on encountering clients in social work. Qualitative Social Work, 22(3), 448-464.
Granjon, F. (2022). Classes populaires et usages de l’informatique connectée. Des inégalités sociales-numériques. Presses des Mines.
Grenier, J., Marchand, I., Bourque, M., Monette-Drévillon, M.-F., Sisavath, A. et Laau-Laurin, O. (2022). Nouvelles pratiques en intervention sociale dans le contexte de la COVID-19 en milieu communautaire et institutionnel et les technologies de l’information et des communications. Dans Maltais et al. (dir.), Pratiques d’intervention sociale et pandémie : innovations, mobilisation et transformations. PUQ.
Henaff, G., Potin, É. et Sorin, F. (2021). Les enjeux de la concertation dans les dispositifs de protection de l’enfance. La nouvelle revue – Éducation et société inclusives, 89-90(1), 83‑99.
Jauréguiberry, F. et Proulx, S. (2011). Usages et enjeux des technologies de communication. Érès.
Jochems, S. (2023). Le travail social et le numérique sont-ils indissociables? Mémoire déposé dans le cadre des États généraux du travail social au Québec, INM. https://inm.qc.ca/sites/inm.qc.ca/wpcontent/uploads/2023/10/49-Contribution_-Sylvie-Jochems_2023.pdf
Jouët, J. (2000). Retour critique sur la sociologie des usages. Réseaux, 100, 487-521. https://www.cairn.info/revue–2000-2-page-487.htm.
Latour, B. (2007). Changer de société, refaire de la sociologie. La Découverte.
Latour, B. (2005). La science en action. Introduction à la sociologie des sciences. La Découverte.
Le Chêne, V. et Plantard, P. (2014). Les perspectives d’e-Inclusion dans le secteur du handicap mental. Terminal. Technologie de l’information, culture & société, 115, 11‑29.
López Peláez, A. et Kirwan, G. (2023). The Routledge International Handbook of Digital Social Work (1e éd.). Routledge.
López Peláez, A., Marcuello-Servós, C., Castillo de Mesa, J. et Almaguer Kalixto, P. (2020). The more you know, the less you fear: Reflexive social work practices in times of COVID-19. International Social Work, 63(6), 746-752.
Mazet, P. et Sorin, F. (2020). Répondre aux demandes d’aide numérique : troubles dans la professionnalité des travailleurs sociaux. Terminal. Technologie de l’information, culture & société, 128. https://doi.org/10.4000/terminal.6607
Meyer, V., Bouquet, B. et Gelot, D. (2019). L’avenir du numérique dans le champ social et médico-social – Introduction. Vie sociale, 28, 7-19. https://doi.org/10.3917/vsoc.194.0007
Mombelet, A. (2023). Présentation du dossier Numérique et travail social – Pour un accompagnement socio-éducatif (dé)connecté. Sociographe, 81, 9-11. https://doi.org/10.3917/graph1.081.0009
Mishna, F., Milne, E. et Bogo, M. (2021). Responding to COVID-19: New Trends in Social Workers’ Use of Information and Communication Technology. Clinical Social Work Journal, 49, 484-494. https://doi.org/10.1007/s10615-020-00780-x
Molina, Y. et Sorin, F. (2019). Les usages numériques dans le cadre de l’accompagnement éducatif et social. Rapport de recherche pour le CRTS de Bretagne, Centre de recherche d’Askoria.
Molina, Y. (2014). Recomposition des professionnalisations du travail social. Dans M. Fourdrignier, Y. Molina et F. Tschopp (dir.), Dynamiques du travail social en pays francophones (p. 175-193). Genève : Éditions IES.
Musso, P. (2008). Critique de la notion de « territoires numériques ». Quaderni, 66(1), 15‑29. https://doi.org/10.3406/quad.2008.1843
Nélisse, C. (1998). La composition technique en travail social. Lien social et Politiques, (39), 161-171. https://doi.org/10.7202/005198ar
Okbani, N. (2022). Réception de l’e-administration par les professionnels et mutation du travail social. Informations sociales, 205, 38-46. https://doi.org/10.3917/inso.205.038
Pascoe, K. M. (2021). Remote service delivery during the COVID-19 pandemic: Questioning the impact of technology on relationship based social work practice. The British Journal of Social Work, 52, 3268-3287.
Potin, É., Henaff, G., Trellu, H. et Sorin, F. (2018b). Enfants placés et familles connectées : approche socio-juridique de la correspondance familiale numérique. Enfances Familles Générations, 31. http://journals.openedition.org/efg/5303
Ravon, B. et Ion, J. (2012). Les travailleurs sociaux. La Découverte.
Rullac, S. (2014). La scientifisation du travail social. Presses de EHESP.
Saba Ayon, H. (2016). E-inclusion des personnes en situation de handicap psychique: faire des traces numériques un environnement commun et participatif? Les Cahiers du numérique, 12, 133-170. https://www.cairn.info/revue–2016-1-page-133.htm.
Sorin, F. (2023). Déplier la question numérique dans le travail social. Une approche écologique des dispositifs sociotechniques dans l’accompagnement éducatif et social. Sociographe, 81, 13-28.
Sorin, F. (2019). Les pratiques numériques des travailleurs sociaux : entre « savoir-faire » et « devoir-faire ». Vie sociale, 28, 33-49. https://doi.org/10.3917/vsoc.194.0033
Soulet, M.-H. (2016). Le travail social, une activité d’auto-conception professionnelle en situation d’incertitude. SociologieS. http://journals.openedition.org/sociologies/5553
Vitali-Rosati, M. (2014). Pour une définition du « numérique ». Dans M. Vitali-Rosati et M. E. Sinatra (dir.), Pratiques de l’édition numérique (p. 63-75). Presses de l’Université de Montréal. https://books.openedition.org/pum/319
Vitalis, A. (2019). La transformation numérique de l’action sociale : ce que nous enseignent cinquante ans d’informatisation. Vie sociale, 8(4), 21-31.
[1] Controverses au sens de Latour (2005) et de Boltanski et Thévenot (1991)