RÉSUMÉ :
Compte tenu de l’évolution des sensibilités et des connaissances en matière de violence conjugale et considérant la diversité des dynamiques, des contextes et des conséquences qui y sont associées, l’auteur appelle à une révision de la Politique gouvernementale en matière de violence conjugale (1995) de manière à mieux répondre aux besoins des personnes touchées, en particulier, les hommes.
MOTS-CLÉS :
Violence conjugale, hommes victimes de violence conjugale, politique gouvernementale en matière de violence conjugale
INTRODUCTION
La politique gouvernementale en matière de violence conjugale a été élaborée sous l’angle de la violence masculine envers les femmes, dans une perspective de protection des droits fondamentaux des personnes. Elle repose sur un cadre d’analyse qui identifie « les rapports de domination et d’inégalité entre les sexes » comme « la source » de la violence conjugale (Gouvernement du Québec, 1995 : 22). Vingt ans après l’adoption de cette politique, le développement des connaissances nous a amenés à poser un nouveau regard sur la problématique de la violence conjugale. En effet, il a été observé que la violence conjugale se décline de plusieurs manières et regroupe un ensemble de situations et d’expériences fort diverses (Deslauriers et Cusson, 2014). Il a également été constaté que l’oppression de genre n’est pas le seul aspect à considérer dans les mesures de prévention et d’intervention en matière de violence conjugale (Langhinrichsen-Rohling, Misra, Selwyn et Rohling, 2012). Ces constats posent notamment la question de l’inclusion des hommes subissant de la violence dans l’analyse de la violence conjugale.
Après une brève présentation de la définition de la violence conjugale proposée par la politique gouvernementale en matière de violence conjugale, le présent article fera état de résultats de recherches, qui, depuis déjà quelques années, suggèrent une redéfinition des enjeux en la matière. La question de la violence subie par les hommes fera l’objet d’une attention particulière par rapport aux facteurs liés à cette problématique et à ses besoins spécifiques.
1. La politique gouvernementale québécoise en matière de violence conjugale élaborée sous l’angle de la violence masculine envers les femmes
Au Québec, la violence conjugale a été définie comme problématique sociale au cours des années 1970, à la suite de nombreuses revendications portées par les militantes du mouvement des femmes (Rinfret-Raynor, Brodeur, Lesieux et Turcotte, 2010). Leurs efforts ont permis de mettre en lumière le fait que les valeurs et les institutions patriarcales n’offraient pas aux femmes la sécurité, l’intégrité et la liberté dans la sphère domestique. En réponse à ces besoins, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) adopta la Politique d’aide aux femmes violentées (1985) visant la diminution de la violence faite aux femmes et le financement des organismes œuvrant à la lutte contre la violence conjugale (Gouvernement du Québec, 1985). L’année suivante, des orientations furent émises afin de faciliter le traitement judiciaire de ces situations, intégrant ainsi les secteurs policier, judiciaire et correctionnel aux actions contre la violence conjugale (Gouvernement du Québec, 1986). De nouvelles modalités ont alors été instaurées : arrestation sans mandat, expulsion du logement, interdiction de contact et poursuite d’office (Jaquier et Vuille, 2013). En 1995, le gouvernement du Québec adopta La politique d’intervention en matière de violence conjugale (Gouvernement du Québec, 1995). Celle-ci devait permettre : « l’harmonisation d’une approche et d’une intervention intégrée, globale et concertée des différents partenaires des secteurs public, parapublic et communautaire directement concernés par la problématique » (Gouvernement du Québec, 2012 : iii).
Cette Politique définit globalement la violence comme une menace aux droits des personnes (à la vie, à la sécurité, à l’intégrité, de même qu’à la dignité et à l’honneur) et affirme que : « Les personnes qui vivent une situation de violence conjugale peuvent […] compter sur l’intervention de l’État pour leur apporter aide et soutien » (Gouvernement du Québec 1995 : 19). D’ailleurs, le premier principe directeur adopté est : « La société doit refuser toute forme de violence et la dénoncer » (Gouvernement du Québec, 1995 : 30). Par ailleurs, la violence conjugale est définie à partir d’une analyse critique d’un système social basé sur la domination des femmes par les hommes, soit le patriarcat :
« Malgré l’évolution indéniable qu’ont connue les sociétés occidentales au cours des dernières décennies sur le plan de l’égalité des hommes et des femmes, il appert que les doctrines, les dogmes et les cultes perpétuent, dans certains cas, la subordination des femmes. […] Par les valeurs qu’elles véhiculent, la société et ses institutions mettent donc en place les conditions qui favorisent l’émergence de la violence conjugale » (Gouvernement du Québec, 1995 : 22).
De plus, la Politique situe la violence conjugale « dans la problématique plus large de la violence faite aux femmes ». On y lit notamment que celle-ci « se perpétue à travers les générations par l’entremise de la socialisation sexiste » (Gouvernement du Québec, 1995 : 22). Conséquemment, les actions ont été orientées en priorisant : « la sécurité et la protection des femmes victimes et des enfants » (Gouvernement du Québec, 1995 : 30).
Cependant, la Politique reconnaît l’existence de victimes masculines de violence conjugale, désignées comme une « clientèle particulière », au même titre que : « les femmes âgées, les femmes handicapées, les femmes autochtones, les femmes immigrantes et les Québécoises des communautés culturelles, les lesbiennes, les gais » (Gouvernement du Québec, 1995 : 46). Elle reconnaît que ces clientèles « connaissent davantage de problèmes d’accès aux ressources et aux services existants » (Gouvernement du Québec, 1995 : 46).
Malgré que le fait que la Politique fasse référence à la situation des hommes victimes de violence conjugale, le document gouvernemental n’apporte pas d’éclairage sur le sujet permettant d’en saisir l’étiologie. Comme l’observe Couto (2014), « les représentations stéréotypées de la masculinité voulant que l’homme soit dominant dans le couple et dans la société » (Couto, 2014 : 10) rendent difficile la conceptualisation du phénomène de la violence conjugale subie par les hommes.
En outre, vingt ans après l’adoption de la Politique, cette absence d’explication de la victimisation masculine demeure. Dans le plus récent Plan d’action gouvernemental en matière de violence conjugale (2012-2017), les hommes subissant de la violence sont toujours désignés comme une clientèle spécifique. Les prémisses de base du Plan d’action (2012) demeurent les mêmes que celles de la Politique de 1995, c’est-à-dire que la violence s’inscrit dans des rapports inégaux entre hommes et femmes dans la société. Ainsi, la définition de la violence conjugale et les principes directeurs sont réitérés selon cette perspective (Gouvernement du Québec, 2012).
2. Évolution de la recherche et controverses entourant la mesure de la violence conjugale
Au moment où la politique d’intervention en matière de violence conjugale a été instaurée, on ne disposait encore que de très peu de données sur la prévalence des agressions subies par les hommes (Laroche, 2003). Ce n’est qu’en 1999, soit quatre ans après l’adoption de la Politique, que l’enquête quinquennale menée par Statistique Canada sur l’étendue de la violence conjugale intégrait pour la première fois la possibilité de victimes masculines (Couto, 2014). Les résultats de cette enquête ont montré qu’au Canada, 8 % des femmes et 7 % des hommes déclaraient avoir été l’objet d’agressions physiques ou sexuelles, au sens du Code criminel, de la part de leur partenaire ou de leur ex-partenaire au cours des cinq années précédant la tenue de l’enquête (Statistique Canada, 2000). Il est également apparu que les hommes, comme les femmes, pouvaient subir des agressions sévères. Les données de l’Enquête, pour le Québec, indiquaient que durant la même période, 47 % des victimes masculines (soit 32 800 personnes) et 25 % des victimes féminines (soit 13 000 personnes), déclaraient avoir subi au moins un incident relevant de la « violence grave »1 de la part de leur conjoint actuel (Laroche, 2003). Les résultats étaient légèrement différents en ce qui a trait à la violence post-séparation : le taux de prévalence sur cinq ans de la « violence grave » subie de la part d’un ex-conjoint atteignait 63 %o, tant chez les hommes que chez les femmes (Laroche, 2003).
Dans la plus récente enquête sociale générale sur la victimisation menée par Statistique Canada (2011), la prévalence de la violence conjugale, sur une période de cinq ans, était estimée à 6 % pour les femmes et 6 % pour les hommes ayant eu un conjoint ou un ex-conjoint. Ces résultats sont similaires à ceux obtenus pour les autres pays occidentaux. En analysant les résultats de sept recherches quantitatives réalisées entre 2002 et 2011 à partir d’échantillons représentatifs de la population (soit plus de 82 000 personnes), Langhinrichsen-Rohling, Misra, Selwyn et Rohling (2012) ont estimé que les auteurs de violence étaient des femmes dans 57 % des cas et des hommes dans 43 % des cas.
Le groupe le plus à risque serait la population âgée entre 15 et 24 ans (Statistique Canada, 2005). Les conjoints de même sexe étaient également deux fois plus susceptibles que les autres de déclarer avoir subi de la violence conjugale (Statistique Canada, 2011).
Les données issues des sources policières présentent un portrait différent de celui qui ressort des données provenant des enquêtes populationnelles, car elles impliquent qu’une plainte a été rapportée aux services policiers. Les statistiques recueillies à partir des données policières sur la criminalité dans le contexte conjugal au Québec montrent que 82 % des auteurs présumés sont des hommes (taux de 87 par 100 000 chez les femmes comparativement à 408 par 100 000 chez les hommes) (Sécurité publique, 2013). En ce qui a trait aux agressions armées ou ayant causé des lésions corporelles, 62 % des auteurs présumés sont des hommes (soit 1 502 hommes comparativement à 579 femmes) (Sécurité publique, 2013).
Plusieurs raisons ont été avancées afin d’expliquer l’écart entre les données populationnelles et les données policières. Les travaux de Dobash et Dobash (2004) suggèrent que les conséquences différenciées de la violence pourraient expliquer cet écart. Les femmes sont, en effet, largement plus susceptibles que les hommes de subir, par exemple, des blessures physiques, de même que d’avoir craint pour leur vie suite à une agression (Dobash et Dobash, 2004; Statistique Canada, 1999). Cependant, Felson (2010) soutient que les policiers semblent avoir davantage de réticences à fournir aux hommes le même support que celui fourni aux victimes féminines de violence conjugale. Pour sa part, Couto, en se référant à Dulac (2001), suggère aussi que « le fait de révéler publiquement une limite personnelle et de demander de l’aide peut être plus laborieux pour les hommes puisque contraire à leur socialisation » (Couto, 2014 : 10).
Par ailleurs, Dobash et Dobash (2004) ont suggéré que l’outil utilisé dans les enquêtes populationnelles (généralement, le Conflict Tactics Scale (CTS)), en ne mesurant que les actes de violence sans tenir compte du contexte (en particulier, des agressions commises en contexte défensif) et des conséquences, fournissait une représentation tronquée de la violence conjugale. Pour sa part, Johnson (2006) a démontré que les actes de violence recensés dans les enquêtes populationnelles ne permettent pas de situer les agressions dans le contexte des différentes dynamiques de pouvoir. La violence serait ainsi, la plupart du temps, « situationnelle », survenant, par exemple, dans un contexte d’escalade lors d’un conflit (Johnson, 2006). Le chercheur associe cette dynamique particulière aux agressions exercées par un partenaire ne cherchant pas nécessairement à contrôler l’autre, dans un contexte où il n’est lui-même ni l’objet de violence ni l’objet de contrôle. Dans d’autres cas, moins nombreux, la violence s’inscrirait dans une dynamique de « terrorisme conjugal », soit des agressions associées à un contrôle du partenaire, cette forme particulière de violence conjugale risquant d’engendrer les conséquences les plus graves (Johnson, 2006).
3. Regard sur les nouvelles données et sur l’analyse de la violence conjugale
Plusieurs auteurs (Bates, Graham-Kevan et Archer, 2014; Langhinrichsen-Rohling et al. 2012; Straus, 2011) suggèrent qu’il est possible de faire état des différentes dynamiques sous-jacentes à la violence conjugale, en recueillant notamment des données sur les conséquences, les intentions et les contextes liés à la violence.
Les données sur la violence conjugale font encore l’objet de débats et sont, en soi, un sujet de controverse. L’essentiel de notre propos n’est pas de déterminer précisément dans quelle mesure la violence est asymétrique. Nous souhaitons simplement mettre en lumière les données qui indiquent sans équivoque que la violence conjugale ne peut plus être définie uniquement sous l’angle de la violence et du contrôle exercés par un homme envers une conjointe ou une ex-conjointe.
3.1 Les dynamiques de violence conjugale : bidirectionnelle ou unilatérale
Dans une méta-analyse, Archer (2000) constate que les agressions, comme les gestes de contrôle, peuvent être unilatérales ou bidirectionnelles. Langhinrichsen-Rohling et al. (2012) ont observé que les taux de violence mutuelle (mesurés en comparant les réponses des deux partenaires d’un même couple) apparaissent plus élevés que les taux de violence unidirectionnelle. En compilant les résultats de 48 études réalisées depuis les années 1990 sur la direction de la violence, les chercheurs observent que la violence mutuelle représenterait 58 % des cas et la violence unidirectionnelle 42 % des cas. Les auteurs de l’étude rappellent, par ailleurs, que la violence mutuelle peut survenir au sein de couples où les rapports de force ne sont pas nécessairement équilibrés.
De son côté, l’Enquête québécoise sur la santé des jeunes du secondaire 2010-2011 (ISQ, 2012) a aussi observé que les agressions entre partenaires semblent mutuelles dans une majorité de cas. Ainsi, 21,5 % des filles et 10,8 % des garçons ayant déclaré avoir eu au moins un partenaire durant l’année affirmaient avoir à la fois exercé et subi de la violence au cours des 12 mois précédant l’enquête. Une proportion moins élevée de jeunes (10,7 % des filles et 5,8 % des garçons) déclarait avoir exercé de la violence sans en subir, ou en avoir subi sans en exercer (14,4 % des filles et 14 % des garçons). L’écart entre les réponses des garçons et des filles semble, par ailleurs, indiquer que les garçons auraient tendance à déclarer moins souvent les agressions que les filles. Globalement, la proportion de filles ayant déclaré avoir subi de la violence était largement plus élevée que la proportion de garçons affirmant en avoir usé (35,9 % comparativement à 16,7 %). La proportion de garçons ayant déclaré avoir subi de la violence était, à l’inverse, moins élevée que celle des filles disant en avoir usé (24,8% comparativement à 32,2%).
3.2 Intentions et enjeux sous-jacents à la violence conjugale
Une diversité d’intentions a été observée en lien avec les comportements d’agression : recherche de pouvoir et de contrôle, expression de la colère, contexte défensif, vengeance, jalousie, problème de communication et consommation de drogue ou d’alcool (Langhinrichsen-Rohling, McCullars et Misra, 2012). Dans une revue de littérature, Langhinrichsen-Rohling et al. (2012) rapportent que des comportements d’agression ont été observés à la fois chez des personnes présentant peu de conduites « contrôlantes » et chez des personnes présentant de nombreux comportements associés au contrôle (surveillance, jalousie, limitation des contacts avec l’extérieur, contrôle financier, etc.). Des comportements d’agression ont aussi été observés chez des personnes exposées aux conduites « contrôlantes » de l’autre partenaire (Bates et al., 2014). Dans certains cas, ce sont les deux partenaires qui semblent avoir usé de violence dans le but de contrôler l’autre (Bates et al., 2014).
La recherche de Langhinrichsen-Rohling et al. (2012) a permis d’observer que, quel que soit leur sexe, les personnes qui font usage de la violence invoquent les mêmes motifs. Les travaux de Bates et al. (2014), tout comme ceux de Straus (2011), en arrivent au même résultat. C’est donc dire que la violence conjugale ne se réduit pas à un exercice unilatéral de contrôle masculin.
3.3 Facteurs de risque et contextes associés à la violence conjugale
Les facteurs de risque associés à la violence conjugale se révèlent être nombreux et variés (Dixon, Archer et Graham-Kevan, 2011; Dutton et Corvo, 2006; Hamel, 2007). Dans une recherche portant sur l’examen systématique des études (228 études analysées) sur les facteurs associés aux agressions physique, psychologique et sexuelle en contexte conjugal, Capaldi, Knoble, Shortt et Kim (2007) ont recensé les facteurs de risque qui y sont le plus fortement associés. Leur recherche a démontré que l’accumulation de ces facteurs contribue de façon marquée à l’augmentation des risques.
À ce titre, les personnes exposées durant l’enfance aux mauvais traitements, à des actes de négligence, à la violence conjugale et aux comportements antisociaux des parents semblent plus à risque de développer un trouble de l’attachement, des attitudes de repli sur soi, un trouble de la conduite, des difficultés à autoréguler leurs émotions ainsi qu’une propension à la colère et à l’hostilité. De plus, ils ont davantage tendance à approuver l’usage de la violence et à développer des conduites délinquantes pendant l’adolescence. Ces facteurs semblent contribuer à leur tour à l’augmentation des risques d’éprouver de la jalousie, de vivre de fréquents conflits, d’avoir un faible niveau de satisfaction par rapport à la relation, de chercher à contrôler l’autre partenaire et d’user de violence au cours des premières relations amoureuses. Des éléments liés au contexte et à la relation sont également susceptibles de contribuer à l’augmentation des risques de violence, en particulier la séparation, les agressions de l’autre partenaire et la détresse psychologique (Capaldi et al., 2007; O’Leary, Tintle et Bromet, 2014; Stith, Smith, Penn, Ward et Tritt, 2004). Par ailleurs, les facteurs de risque ne semblent pas différer de façon significative entre les sexes : les hommes et les femmes usant de violence présentent des parcours de développement similaires (Capaldi et al., 2007).
3.4 Les conséquences de la violence conjugale
L’Enquête sociale générale sur la victimisation (Statistique Canada, 2005) a démontré que 13 % des femmes et 4 % des hommes ayant subi de la violence de la part de leur partenaire ou ex-partenaire ont déclaré avoir souffert de blessures physiques. Dans une méta-analyse portant sur les études ayant analysé la violence conjugale chez les femmes et les hommes, Archer (2000) a observé que, parmi les victimes rapportant avoir subi des séquelles physiques, 68 % étaient des femmes et 32 % étaient des hommes.
Laroche (2003) établissait, à partir des données de l’enquête sociale générale sur la victimisation (Statistique Canada, 1999), le constat suivant :
« Les hommes et les femmes victimes de violence conjugale se différencient quant aux répercussions physiques ou psychologiques que le recours à la violence par un conjoint ou un ex-conjoint est souvent susceptible d’entraîner. La violence risque, nettement plus chez les femmes que chez les hommes, de causer des blessures, de nécessiter des soins dans un hôpital, ou des soins et un suivi médical par un médecin ou une infirmière, d’occasionner une interruption des activités quotidiennes normales des victimes ou même de les amener à craindre pour leur vie. Les femmes mentionnent également avoir éprouvé des répercussions psychologiques à la suite de la violence conjugale dans des proportions plus élevées que les hommes » (Laroche, 2003 : 222).
Cela dit, les impacts subis par les hommes victimes de violence ne sont pas négligeables pour autant (Cho, 2012, Couto, 2014). À ce sujet, Leisring (2011) observe que les recherches qualitatives menées auprès d’hommes subissant de la violence conjugale démontrent que ces derniers peuvent en subir des conséquences importantes : symptômes dépressifs, honte, peur, anxiété, stress, somatisation, hostilité, idéations suicidaires et syndrome de stress post-traumatique. Des comportements d’adaptation fortement liés aux exigences de l’autre partenaire ont également été observés chez les victimes masculines de violence conjugale (Douglas et Hines, 2011). Plusieurs facteurs semblent aussi contribuer à la difficulté, pour les victimes masculines, de mettre fin à leur relation : attachement à l’autre partenaire, besoin de protéger les enfants, peur de perdre le contact avec ceux-ci et manque de ressources financières (Douglas et Hines, 2006). Par ailleurs, la difficulté d’accès aux services semble également avoir des impacts chez les victimes masculines (Couto, 2014). Eckstein (2010) a observé que, de façon générale, le dévoilement des expériences de victimisation masculine en contexte conjugal augmentait les risques de ne pas être pris au sérieux, d’être blâmé pour les agressions subies et d’être l’objet de moqueries et d’humiliation.
4. Vers un modèle d’analyse inclusif et multifactoriel
Malgré les difficultés reliées à la mesure de la violence, et sans verser dans un débat sur la symétrie de la violence entre les sexes, il nous semble essentiel de reconnaître la somme des études en matière de violence conjugale qui remettent en question l’idée que les dynamiques sous-jacentes à la problématique soient systématiquement différentes selon les sexes. Notamment, la théorie du patriarcat suggérait que les agressions féminines étaient plutôt expressives (en réaction à l’absence de pouvoir dans la relation), défensives, sans conséquence grave et surtout, sans intention de contrôle, corolaire d’une représentation de la violence masculine comme un moyen délibéré de domination, cautionné par l’ordre social (Dobash et Dobash, 2004; Turgeon, 2003). Cependant, les recherches utilisant des échantillons représentatifs de la population ne semblent pas permettre de confirmer ces hypothèses (Capaldi et Langhinrichsen-Rohling, 2012; Dutton et Corvo, 2006).
Dans ce contexte, la Politique gouvernementale (1995) révèle des limites importantes. La diversité des dynamiques, des enjeux et des contextes associés à la violence n’apparaît pas dans la définition de la violence conjugale qui y est proposée. Comme l’ont observé Deslauriers et Cusson (2014), « les fondements théoriques des orientations gouvernementales s’apparentent à un seul type de violence : le « terrorisme conjugal » (Deslauriers et Cusson, 2014 : 147).
La possibilité du caractère bidirectionnel de la violence conjugale n’avait pas davantage été considérée dans la Politique de 1995. À ce sujet, Deslauriers et Cusson (2014) posent l’hypothèse suivante : « au lieu de s’en tenir à une dichotomie agresseur-victime, il serait possible d’intégrer la possibilité que la violence émerge de conflits non résolus qui créent des escalades, et de considérer la possibilité de violence bidirectionnelle » (Deslauriers et Cusson, 2014 : 147).
Dans cette foulée, Loseke (2005) suggère une analyse qui tient compte des caractéristiques, des expériences et des environnements susceptibles d’occasionner chez les individus des probabilités plus (ou moins) élevées de recourir à la violence, et ce, en considérant plusieurs dimensions : biologique, psychologique, relationnelle et structurelle. Cette analyse considère que la prise en compte de la complexité des déterminants associés aux comportements humains est tout aussi pertinente à l’analyse de la violence conjugale qu’aux autres problématiques et phénomènes sociaux.
Toujours dans cette perspective, la multiplicité des appartenances identitaires fait en sorte que les personnes peuvent être à la fois objets de discrimination et détenteurs de privilèges (Oprea, 2008). Afin de tenir compte de la complexité des rapports sociaux de pouvoir, l’intégration d’autres variables que le genre est nécessaire à l’analyse de la violence conjugale. L’origine ethnique, l’orientation sexuelle, l’âge et la classe sociale en sont des exemples (Flynn, Damant et Bernard, 2014).
Les actions individuelles dans l’espace social demeurent influencées par de multiples dynamiques de contraintes et de possibilités. Comme l’a suggéré Prins (2006), les personnes ne subissent pas passivement les systèmes de domination et n’acceptent pas nécessairement les identités qui leur sont imposées. Ce sont des acteurs, et non pas de simples objets, dans la construction de leur identité. Les dynamiques de pouvoir et de violence dans les relations interpersonnelles ne sont d’ailleurs pas la réplique exacte des inégalités observées sur le plan macrosocial. Elles sont également influencées par des facteurs interactionnels, individuels et circonstanciels. (Dixon, Archer et Graham- Kevan, 2011; Hamel, 2007).
D’ailleurs, considérant la diversité des parcours de développement et des facteurs associés à la violence conjugale, Capaldi et al. (2007) suggèrent un modèle d’analyse qui intègre les facteurs présents chez les deux partenaires : ceux liés à l’évolution des stratégies du couple et aux patrons d’interaction entre les partenaires, et ceux liés aux contextes spécifiques dans lesquels se manifestent les agressions.
Certains facteurs semblent agir sur le développement de la personnalité, constituant des éléments relativement stables et occasionnant des vulnérabilités spécifiques liées à la violence conjugale (Capaldi et Langhinrichsen-Rohling, 2012; Dutton et Corvo, 2006). Plusieurs facteurs individuels et affectifs semblent, eux aussi, jouer un rôle déterminant dans un grand nombre de cas de violence (ISQ, 2013), en particulier, en ce qui a trait à la sévérité des agressions (Bourgeois et Bénézech, 2001; Deslauriers et Cusson, 2014; Laroche, 2003).
CONCLUSION
En reconnaissant la violence comme une menace aux droits des personnes et en favorisant la mise en place d’un ensemble d’activités de prévention et d’intervention, la Politique d’intervention en matière de violence conjugale (1995) a permis de susciter l’engagement d’un grand nombre d’intervenants et de milieux pour atteindre l’objectif de réduction de la violence. La définition proposée de la violence conjugale dans la politique a conduit à orienter principalement les actions vers le soutien et la protection des victimes féminines. L’évolution des sensibilités et des connaissances fait évoluer notre regard et permet de mieux tenir compte de la diversité des dynamiques de violence, des contextes et des facteurs de risque, et ce, d’une manière qui permet d’inclure l’ensemble des personnes touchées, indépendamment de leur sexe. L’avancée des connaissances indique que l’on doit tenir compte d’autres facteurs que l’oppression de genre dans l’analyse de la violence conjugale.
Les études sur le sujet indiquent qu’un nombre non négligeable d’hommes subissent de la violence conjugale; que cette violence peut être sévère; qu’elle peut s’inscrire dans des contextes et des rapports de pouvoir variés et qu’elle peut entraîner des conséquences graves et persistantes. Par conséquent, il est temps de revoir les prémisses de la politique québécoise en matière de violence conjugale afin qu’elle devienne plus inclusive. Cet exercice apparaît d’autant plus nécessaire que ce document a entrainé des pratiques à cause desquelles les hommes victimes de violence conjugale ne sont parfois pas pris au sérieux, peuvent être blâmés pour les agressions subies et demeurent souvent isolés (Couto, 2014).
ABSTRACT:
Given the evolution of awareness and knowledge in the field of domestic violence, and considering the diversity of related dynamics, situations and consequences, the author calls for a review of the government policy on domestic violence (1995), in order to better meet the needs of the people affected, particularly men.
KEY WORDS:
Domestic violence, male victims of domestic violence, gender, government policy on domestic violence
Notes
- Selon l’instrument de mesure utilisé dans l’enquête de Statistique Canada (1999) (le Conflict Tactics Scale), la « violence grave » regroupe les items suivants : « A donné coups de pied/poing, a mordu, a frappé avec objet pouvant blesser, vous a battu, a tenté de vous étrangler, a menacé d’utiliser une arme contre vous, vous a forcé à une activité sexuelle » (Laroche, 2003).
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