Numéro 143

Entrevue avec Paul Bywaters, fondateur du Social Work and Health Inequalities Network (SWHIN)

1. Fondé par vous-même et la Dre Eileen Mcleod, le Social Work and Health Inequalities Network (SWHIN) a vu le jour lors de la quatrième Conférence internationale sur la santé et la santé mentale qui s’est tenue ici même à Québec en 2004. Ce réseau a pour objectif de s’attaquer aux causes et aux conséquences des inégalités dans le domaine de la santé. Le SWHIN est un réseau international rassemblant des chercheurs et des praticiens en travail social, et il compte environ 500 membres répartis dans plus de 25 pays. Si nous remontons aux origines du SWHIN, pouvez-vous nous parler des principales raisons qui ont motivé sa création? Pourriez-vous également nous faire part de vos remarques quant au rôle que jouaient à l’époque les travailleurs sociaux dans la réduction des inégalités dans le domaine de la santé ?

Lors de la conférence de Québec, l’un des conférenciers d’ouverture, Stephen Lewis, alors envoyé spécial des Nations unies pour le VIH/SIDA en Afrique, a encouragé le monde du travail social à faire reconnaître internationalement ses efforts et son utilité sur le plan de l’élaboration de politiques publiques. Pendant la conférence, quelques-uns d’entre nous ont travaillé ensemble à rédiger une déclaration publique issue de la conférence décrivant clairement le rôle du travail social tel que nous le concevions.

Nous, les participants à la 4e Conférence internationale sur la santé et la santé mentale, qui représentons 49 pays de tous les continents, souscrivons aux propos des Nations unies et de l’Organisation mondiale de la santé affirmant que la santé représente un droit de l’homme fondamental. À titre de travailleurs sociaux, nous exhortons les gouvernements du monde à redoubler d’efforts pour combler le fossé entre cette vision et la réalité de la vie des gens.

Les principaux déterminants de la santé ne sont pas uniquement le résultat de services de soins de santé, mais avant tout de facteurs sociaux, économiques, politiques et environnementaux. Nous jugeons intolérables les inégalités profondes sur le plan de la santé humaine, qui se traduisent dans les pays les plus pauvres par une espérance moyenne de vie qui représente environ la moitié de celle observée dans les pays les plus riches. Nous dénonçons notamment la diminution rapide de l’espérance de vie en Afrique subsaharienne. Nous dénonçons également les écarts qui règnent à l’intérieur même des pays. En raison de ces écarts, les peuples autochtones et d’autres groupes défavorisés doivent composer avec l’injuste fardeau de la maladie et une durée de vie plus courte que la majorité. Les inégalités sur le plan de la santé sont l’incarnation de l’injustice sociale.

À titre de travailleurs sociaux, nous nous engageons à poursuivre nos efforts pour faire de la justice sociale et de la compassion des caractéristiques essentielles des sociétés humaines en santé, de même que des préalables à des services sanitaires et sociaux efficaces. Les interventions psychosociales devraient faire partie intégrante du processus de prévention, de guérison et de soulagement des traumatismes relatifs aux guerres ou aux pandémies.

Nous continuerons de travailler avec les personnes indigentes, marginalisées et exclues, et de dénoncer leurs conditions de vie injustes. Nous chercherons constamment à réévaluer notre propre travail à l’aune de cet engagement.

Nous croyons que cela mènera à un monde sûr, sain et équitable pour tous.

Nous savions que certains travailleurs sociaux dans le monde partageaient cette vision du travail social en matière de santé. Notre but était de créer collectivement un réseau international permettant de recentrer l’attention du travail social en santé en dehors des milieux de la santé tels que les hôpitaux et les cliniques, et des relations s’instaurant entre travailleurs sociaux et professionnels de la santé. Nous souhaitions promouvoir un modèle social de la santé convenant au travail social mené dans l’ensemble des milieux préoccupés par les déterminants sociaux de la santé.

2. L’objectif du SWHIN est de promouvoir la recherche, la discussion et l’action chez les chercheurs, les praticiens et les gestionnaires. Selon votre point de vue, quels sont à l’heure actuelle les principaux champs d’intérêt pour les chercheurs et les praticiens qui luttent contre les inégalités sociales de santé ?

Il est, bien entendu, dans la nature même du modèle social de la santé de ne pas se concentrer sur des maladies particulières, mais plutôt sur les déterminants sociaux, pour ainsi considérer le combat pour une plus grande équité sur le plan de la santé comme étant importante pour l’ensemble de la pratique dans tous les milieux. Il existe toujours une dimension physique ou mentale aux rencontres effectuées dans le cadre du travail social. Cet accent mis sur la manière dont les structures sociales influencent la santé des personnes dans leur quotidien et leur existence se traduit dans l’ouvrage collectif publié en 2009 par le SWHIN : Bywaters, P. McLeod,

E. et Napier, L. (dir.), Social Work and Global Health Inequalities, Policy Press. Par ailleurs, le SWHIN a également fait d’importants efforts pour intégrer la perspective des inégalités sociales de santé aux différents aspects du travail social, dont, par exemple, le travail social mené auprès des migrants, des peuples autochtones et de la communauté LGBT. Paru récemment, le livre dirigé par Julie Fish et Kate Karban et intitulé Lesbian, Gay, Bisexual and Trans Health Inequalities : International Perspectives in Social Work (Policy Press, 2012), constitue une contribution très originale qui ne s’applique pas seulement au travail social, mais bien au domaine, plus vaste, des inégalités sociales de santé. Plus récemment, la pratique du travail social a été analysée sous la perspective des inégalités en santé (Bywaters, P., 2015, « Inequalities in child welfare: towards a new policy, research and action agenda », British Journal of Social Work, 45(1) : 6-23).

3. Un autre objectif du réseau consiste à influencer l’élaboration de politiques sociales conçues pour réduire les inégalités dans le domaine de la santé. Pouvez-vous nous en dire plus sur les changements politiques qu’envisage le SWHIN, et sur les gains obtenus au cours des dernières années ?

Au cours de ses dix premières années d’existence, le SWHIN s’est fixé deux cibles principales en ce qui a trait à la politique internationale. Il a d’abord travaillé à persuader le monde du travail social de la pertinence de la perspective des inégalités sociales de santé. Cela s’est fait de différentes façons au niveau international, par exemple en dirigeant la réécriture et l’approbation de la déclaration de politique de la Fédération internationale des travailleurs sociaux en matière de santé, puis en s’assurant que les inégalités structurelles et leurs conséquences sur la santé occupent une place centrale au sein du programme mondial en matière de travail social et de développement social. Ce travail a en outre été renforcé par des efforts visant à inclure l’aspect des inégalités en santé dans les programmes d’éducation en travail social, le SWHIN ayant conçu et promu des modèles de bonnes pratiques. Aujourd’hui, aucun texte traitant de travail social et de santé ne pourrait négliger cette dimension. La seconde cible d’importance consistait à persuader nos collègues de la santé publique de la pertinence du travail social dans les mesures visant à lutter contre les inégalités sur le plan de la santé. Là encore, certains progrès ont été accomplis. Ceux-ci sont illustrés, d’une part, par l’inclusion du travail social à titre de profession clé dans le rapport préparé le Michael Marmot’s Institute of Health Equity du Collège universitaire de Londres et qui s’intitule Working for Health Equity : The Role of Health Professionals, et, d’autre part, par la reconnaissance par le ministère de la Santé en Angleterre de la nécessité de porter une attention particulière à la place des personnes LGBT dans le traitement du cancer.

4. Depuis la publication du rapport de l’OMS soulignant l’importance des déterminants sociaux de la santé, soit en 2003, avez-vous constaté un changement du degré d’intérêt que le gouvernement porte à la réduction des inégalités dans le domaine de la santé et à la promotion des déterminants sociaux de la santé? Avez-vous observé des différences notoires d’un pays à l’autre? Depuis la publication du rapport de l’OMS, avez-vous noté un intérêt accru pour les inégalités en santé chez différents acteurs tels que les gestionnaires, les praticiens et les chercheurs ?

À l’instar de la plupart des mouvements revendiquant le progrès social, la lutte pour une plus grande équité en santé est un processus en dents de scie. L’équité en matière de santé est maintenant largement reconnue comme étant un objectif politique opportun aux paliers national, régional et mondial, et même pour les gouvernements de droite, comme en Angleterre. Il s’agit là d’un progrès considérable depuis les vingt dernières années. Les mesures mondiales telles que les Objectifs du millénaire pour le développement ont montré quelques signes d’amélioration en ce qui concerne l’égalité des chances en santé, sur le plan de la mortalité maternelle et infantile par exemple. Toutefois, ceux qui font la promotion des changements structuraux sociaux, économiques et politiques nécessaires à une plus grande équité en santé sont constamment confrontés à deux formes d’opposition. D’une part, bien que plusieurs adoptent le point de vue des inégalités en santé, les politiques se bornent à expliquer celles-ci par les comportements individuels. Les programmes de santé publique mettent souvent l’accent sur ce que les individus peuvent faire pour changer leur régime alimentaire, cesser de fumer, faire davantage d’exercice ou améliorer leurs compétences parentales, ce qui occulte le rôle des gouvernements ou des multinationales. D’autre part, le capitalisme mondial a entre-temps continué de promouvoir un programme néolibéral qui va à l’encontre de l’équité en matière de santé, par exemple en faisant une grande place aux représentants de l’industrie au sein des organismes consultatifs en santé publique, en tentant d’instaurer des accords commerciaux qui mettent en péril les services de soins de santé et sociaux publics et universels, ou en érodant les formes de solidarité sociale comme les droits du travail au nom de l’ouverture des marchés économiques.

5. Une importante partie de votre recherche traite du rôle du travail social dans la réduction des inégalités dans le domaine de la santé (Bywaters, 2009; Bywaters, Mcleod et Napier, 2009; Mcleod et Bywaters, 2000;). Pouvez-vous résumer pour nous en trois ou quatre points pourquoi les travailleurs sociaux sont si profondément préoccupés par cette question ?

Deux éléments clés caractérisent de manière quasi universelle la vie de la plupart des personnes auprès desquelles interviennent les travailleurs sociaux : une situation socioéconomique désavantageuse et une santé mauvaise ou précaire. Ces deux caractéristiques sont évidemment interreliées; la pauvreté est toujours une menace pour la santé mentale et physique, et la mauvaise santé mine la capacité des personnes à gagner un revenu et à assurer leur bien-être économique. Ainsi, chez presque tous les bénéficiaires de services sociaux, la mauvaise santé et les déterminants sociaux de la mauvaise santé constituent des facteurs prépondérants dans leur quotidien, et devraient conséquemment représenter la principale préoccupation des travailleurs sociaux. Cela se reflète de différentes manières et dans divers domaines de la pratique du travail social, et concerne les travailleurs sociaux qui œuvrent non seulement dans les milieux de la santé tels que les hôpitaux et les cliniques, mais dans tous les milieux. La mauvaise santé est à l’origine de plusieurs des problèmes qu’affrontent les aînés ayant besoin de programmes sociaux. Elle affecte la capacité des parents à prendre soin de leurs enfants, et constitue l’une des principales raisons au fait que plusieurs enfants dans le monde se retrouvent à devoir s’occuper de leurs parents. Elle affecte la progression scolaire des enfants, et constitue souvent un aspect nuisible au développement des enfants en foyer d’accueil. Enfin, c’est également parce que la santé et la maladie possèdent une nature profondément sociale et qu’elles sont des expériences biologiques qu’elles devraient demeurer au cœur des préoccupations du travail social.

6. Comme nous le savons bien, le travail social a traditionnellement fait la promotion de la justice sociale et combattu les inégalités sociales de même que la pauvreté. Selon vous, quelles sont les pratiques ou les approches prometteuses du travail social qui, actuellement, tiennent compte des déterminants sociaux de la santé et qui visent à réduire les inégalités dans ce domaine ?

Bien que le travail social ait toujours vigoureusement défendu la justice sociale, il a trop souvent, dans sa pratique, participé au processus par lequel les problèmes structuraux sont individualisés. Une perspective prenant en compte les inégalités cherche à établir les causes sous-jacentes aux problèmes qu’affrontent les individus et les familles, et cherche à comprendre comment les combattre à l’échelle du groupe, de la communauté et de la population. Ainsi, les pratiques les plus prometteuses sont celles qui agissent sur les systèmes tout en soutenant les individus. Cela comprend, par exemple, le travail de développement communautaire, comme celui que mène la professeure Eva Moya à l’Université du Texas à El Paso et qui s’attaque aux maladies chroniques dans la région frontalière entre les États-Unis et le Mexique à l’aide d’interventions en éducation populaire faisant appel à l’art ou, devant l’absence de services d’assistance publique, la création de multiples ONG par la professeure Agnes Koon-Chui Law de l’Université Sun Yat-sen à Guangzhou, en Chine. D’autres exemples comprennent les travailleurs sociaux qui interviennent dans les structures et les systèmes hospitaliers et qui intègrent une perspective sociale ou s’assurent que les minorités stigmatisées, comme les peuples autochtones, sont servies de manière convenable.

7. Selon vous, quels principaux défis doivent relever les travailleurs sociaux qui tentent d’intégrer les déterminants sociaux de la santé dans leur pratique ou leur recherche ?

Il y a plusieurs grands défis. Premièrement, la prépondérance de la pensée néolibérale en politique mondiale implique que ceux qui tentent d’instaurer une perspective structurelle doivent systématiquement mener une dure bataille pour être entendus. Deuxièmement, les programmes d’austérité mis en place dans plusieurs pays à la suite de la crise financière mondiale se sont traduits par d’importantes coupes dans le financement accordé aux organisations publiques et bénévoles, de même que par l’implantation d’approches managériales qui mettent l’accent sur l’identification des risques au sein de cas individuels plutôt que sur une perspective plus vaste permettant de comprendre les problèmes sociaux et d’agir pour les contrer. Troisièmement, la vieille confusion entre travail social en matière de santé et travail social dans les milieux de la santé de même que l’idée reçue voulant que la santé soit un phénomène biologique plutôt que social montrent qu’il reste encore du travail à faire pour persuader les professionnels que la santé est l’affaire de tout le monde.

8. Quelles sont les perspectives d’avenir pour le SWHIN ?

Le SWHIN a nommé de nouveaux coordonnateurs – la professeure Lana Ka’Opua de l’Université d’Hawaï à Manoa et le professeur Bruce Friedman de l’Université d’État de Californie – qui ont déjà recruté plusieurs nouveaux membres. Le Réseau compte actuellement près de 500 membres. Il y a beaucoup d’efforts à déployer aux échelles locale, nationale et internationale pour renforcer notre travail. Aujourd’hui, la perspective des inégalités sur le plan de la santé est généralement bien implantée dans le travail social, mais il reste beaucoup à faire pour établir une base de données probantes, échanger des exemples de pratiques, accroître la portée de la perspective des inégalités sociales de santé dans les programmes d’éducation en travail social et influer sur les politiques.