Numéro 144

Piste de lecture: L’individu face au travail-sans-fin. Sociologie de l’épuisement professionnel

Laurie Kirouac, Presses de l’Université Laval, 2016, 250 p.

Kirouac fait le point sur l’épuisement professionnel au Québec et en France, avec et depuis l’introduction de l’Organisation scientifique du travail (OST) ou taylorisme (fin du XIXe siècle) et du fordisme (début du XXe siècle). Sept chapitres cernent la complexité de ce mal du siècle, en distinguant les diverses afflictions du travail et en considérant les dimensions objectives (réponse aux nécessités de la vie et de l’OST) et subjectives (auto-réalisation de soi et aliénation) du travail.

L’auteure souligne les liens étroits qui existent entre les formes du travail et les pathologies du travail. Le dernier tiers du XIXe siècle a vu l’introduction de l’OST, qui synthétise le savoir-faire ouvrier dans les machines de la chaîne de montage. Ainsi désubjectivisé, le travailleur devient appendice de la machine, et répond à la cadence de la production de masse. Très tôt, les chercheurs ont identifié une pathologie, le surmenage au travail. Les tâches répétitives, intenses et soutenues du travail taylorisé fatiguent le corps, naturellement. Mais le surmenage est une affection d’ordre psychique, c’est l’esprit qui fatigue de ne plus trouver dans le repos du corps satisfaction et réconfort. Le surmenage est l’effet subjectif accumulé d’une reproduction inadéquate de la force du corps.

Le taylorisme a continué à adapter toujours mieux les Hommes aux machines et les machines aux humains, avec des succès inégaux. Seul, ou à peu près, Henry Ford a réfléchi au fait qu’à la production de masse devait correspondre la consommation de masse, y compris la reconnaissance de la légitimité des revendications ouvrières sur le fond, qui consistait à améliorer les conditions subjectives du travail, en compensation du travail aliéné, c’est-à-dire du travail pour l’Autre, dont les modalités cognitives et expressives ainsi que les finalités échappent à l’exécutant.

Depuis 1945, nous parlons du rapport fordiste comme étant un rapport politique de compensation du travail aliéné. Le rapport fordiste est constitué d’une norme de vie et de consommation moyenne (accès à la vie décente, à la propriété, aux congés et vacances, aux assurances, aux loisirs, etc., qui compensent les effets débilitants de l’OST), contre la reconnaissance de la légitimité de la propriété privée et de l’accumulation du capital.

Kirouac introduit les concepts de freins et de contrepoids, qui ont pour fonction d’imposer aux individus des pratiques particulières à l’intérieur des cadres sociaux. La famille, l’Église et l’école sont notamment des contrepoids qui fournissent également des freins :

« (…) les freins et contrepoids s’imposent sous leur forme objective et matérielle comme le produit d’un travail institutionnel – tels une règle sociale, une loi, un statut social ou professionnel, etc. Alors qu’à d’autres moments, ils se présentent davantage sous une forme symbolique et immatérielle, comme une construction morale, éthique ou politique – telles une idéologie, conscience sociale ou politique, mœurs, etc. » (Kirouac, 2016 : 91)

La régulation fordiste a donc posé ses propres freins et contrepoids au capitalisme, en sus des freins et contrepoids traditionnels qui existaient déjà. Elle a consolidé la cohésion de l’ensemble de la société, en procurant un cadre institutionnel au travail industriel. Par rapport aux contrepoids qui s’appliquent « par en haut », les freins relèvent davantage de l’ordre de la subjectivité de l’individu, que chacun mobilise à sa discrétion et qui régule la société « à partir d’en bas ». Ces freins sont les valeurs à partir desquelles chacun construit son compas moral pour guider les détours de sa vie. Ces freins et contrepoids forment, ensemble, le cadre normatif de la société.

La monotonie, l’abrutissement et les exigences physiques du travail répétitif du taylorisme ont ainsi trouvé des freins et contrepoids partiels dans le fordisme : salaire adéquat, temps libre, loisir actif, y compris sous la forme de bricolage et de jardinage, ce qui permet à l’individu de redéployer sa créativité, son initiative vers ses propres finalités, dans des activités qui réunissent à nouveau l’esprit et le corps de l’être.

À partir des années 1970, cependant, le rapport fordiste s’érode. La nouvelle régulation qui se met en place se caractérise par l’importance accrue de l’individu, de sa subjectivité, du moi, de son autonomie, etc. Il y a également érosion des normes traditionnelles (de la famille et de l’Église en particulier). Cette érosion accompagne le travail post-tayloriste, sous la forme du nouveau management. Ce nouveau modèle d’organisation du travail se déploie avec les nouvelles formes du travail : les services sociaux, financiers, personnels, le commerce de détail et le travail professionnel, y compris le travail social et les thérapies. Ces types d’occupation mettent l’emphase sur l’investissement subjectif de l’individu dans son travail. La promesse du nouveau « système » associé au post-fordisme consiste à proposer à l’individu la possibilité d’assumer la responsabilité de son travail et de son avenir. Nous voilà donc dans un système qui pose l’individu contre la collectivité et ses contraintes.

Kirouac met en évidence le lien entre cette sortie de la société fordiste et la montée en flèche des cas d’épuisement professionnel. La perte de la stabilité sociale et salariale pour le travailleur que fournissait le fordisme s’est faite au profit de la flexibilité, de la performance et de l’innovation des entreprises. L’enjeu social est important, puisque le gain de l’individu – la possibilité pour certains de se réaliser subjectivement par un investissement total au travail et celle de se dégager des contraintes collectivistes (« coûteuses ») de la régulation fordiste – a pour résultat de poser l’individu « seul face au monde ».

De ce contexte découle l’essor fulgurant des cas de maladie mentale au travail, surtout dans le milieu des services et dans les catégories salariales plus faibles. L’épuisement professionnel est bel et bien un « malaise psychique » (3) découlant de l’organisation du travail contemporain. Il ne naît pas de la fatigue du corps : il est directement et immédiatement issu de la fatigue de l’esprit.

Le problème de l’épuisement au travail réside dans la disparition de la frontière entre la vie de l’individu et celle de l’entreprise ou de l’employeur pour lequel le travail est effectué. L’identité de l’individu est de plus en plus définie par son travail, jusqu’au moment où les attentes de l’Autre (du travail, des clients, de l’entreprise, etc.) dépassent la capacité de soi à s’investir suffisamment pour répondre aux attentes, et jusqu’au moment où la conscience indique que l’investissement subjectif de soi est insuffisant pour répondre adéquatement à la souffrance ou aux attentes du patient, du client, du bénéficiaire, de l’entreprise. Le discours de solidarité s’écrase alors sur la réalité de l’absence de ses moyens. L’épuisement se situe alors dans l’incapacité à assumer l’identité donnée par le travail, le moi étant incapable d’assumer le travail-sans-fin.

Les règles déréglées des métiers ne sont plus en mesure d’encadrer les professions, d’où le surinvestissement de soi pour compenser une charge de travail croissante. Taylor mesurait le travailleur selon une norme objective. Le post-taylorisme exige l’intériorisation des normes face à la nécessité virtuelle de la productivité, de l’efficacité, de la rentabilité, du travail qui n’est pas terminé. Avec l’affaiblissement des freins (valeurs morales) des individus et des contrepoids de la société, chaque individu devient le principal déterminant de sa destinée, « seul face au monde ».

Les règles déréglées des métiers ne sont plus en mesure d’encadrer les professions, d’où le surinvestissement de soi pour compenser une charge de travail croissante. Taylor mesurait le travailleur selon une norme objective. Le post-taylorisme exige l’intériorisation des normes face à la nécessité virtuelle de la productivité, de l’efficacité, de la rentabilité, du travail qui n’est pas terminé. Avec l’affaiblissement des freins (valeurs morales) des individus et des contrepoids de la société, chaque individu devient le principal déterminant de sa destinée, « seul face au monde ».

Kirouac définit alors l’épuisement professionnel à partir de l’analogie de l’incendie : ce sont les ressources internes de l’individu qui se consument de l’intérieur, comme si rien ne restait que la structure de l’édifice, laissant un individu avec un immense vide interne, une « ab-sens » interne. Ainsi, le burn out serait en fait un burned in, un soi consumé.

La dégradation des contrepoids du travail post-taylorien est aussi en rapport avec la contestation de l’autorité professionnelle responsable : face au client qui s’est autodiagnostiqué, face aussi à l’accroissement des responsabilités et des exigences administratives et bureaucratiques, telle la nécessité de la justification des actes devant l’État, les ordres professionnels, la direction ou le public, par exemple. Du côté des freins, il y a une diminution de la capacité d’autorégulation de l’investissement subjectif des individus envers leur travail : on a souvent de la difficulté à dire non!

Il faut également considérer l’impact de la dégradation de la famille et de son rôle régulateur, la difficile conciliation famille-travail, la disparition des rôles définis dans la nouvelle configuration des rapports de sexes, qui débouche à la fois sur le cumul des rôles pour certains et sur la disparition des repères auparavant fournis par les genres. La disparition de tous ces freins fait en sorte que la place de l’individu dans la société est de plus en plus gérée par le bas, par les individus eux-mêmes. Cela mène à la démesure, à ce que les Grecs nommaient hubris, c’est-à-dire la mauvaise mesure de l’individu dans son rapport à la société.

Cette démesure se rencontre aujourd’hui partout, dans toutes les formes du rapport à l’autre, à la famille, à l’institution, à la consommation, etc. Partout, l’individu est (se) contraint à l’hyperperformance, à la surconsommation et au surendettement, à la surmusculation, au piercing, aux tatouages et aux sports extrêmes, etc. Cette situation est unique dans l’histoire de l’humanité : la prise en charge collective de la vie individuelle a été inversée en une prise en charge individuelle de la vie collective. Les stratégies de vie sont maintenant la responsabilité des individus, et la société tout entière dérive selon les aléas de la démesure de ceux qui se sont détachés du monde collectif. Comme si la main invisible d’Adam Smith gérait maintenant la subjectivité collective!

Seul face au monde, l’être humain fait face à une décision : s’investir davantage au travail ou non? Mais à partir de quelle norme? L’incapacité à l’autorégulation adéquate mène certains à l’échec, tandis que d’autres se dégagent de la masse et vivent leur liberté de manière démesurée, et d’autres enfin aboutissent au travail-sans-fin et à l’épuisement.

Le travail pour l’Autre a maintenant pris une forme où l’individu est responsabilisé dans un travail dont les horaires et les modalités répondent à la tentative d’encadrer le non-éclatement de la misère humaine. Beaucoup de ce travail consiste à réencastrer les individus excentrés par la société dérégulée. Le cadre de la vie collective demeure, certes, mais dans sa seule objectivité phénoménale. Le cadre subjectif de la solidarité a disparu; nous sommes tous seuls dans la foule, fonçant vers un « cul-de-sac existentiel : l’épuisement professionnel » (: 193).