Numéro 144

Présentation

Partant d’un constat fortement répandu tant dans la littérature que dans les milieux de pratique, à savoir que la managérialisation de l’État, des services publics et des activités professionnelles va de pair avec la montée de l’insatisfaction et l’émergence de souffrance psychique chez les travailleurs, la revue Intervention a souhaité aborder le thème de la souffrance psychique au travail. Rappelons-le, depuis la fin des années 1990, les problèmes de santé mentale comme la dépression, le burnout, l’anxiété et le trouble d’adaptation affectent un nombre grandissant de travailleurs (OCDE, 2012; Vézina et al., 2011), dont les travailleurs du secteur sociosanitaire (Larivière, 2012; Ravon, 2009).

Face à ce tableau plutôt sombre, notre idée de départ était de soulever cette question pour ce qui est de la profession du travail social et des métiers du relationnel, et ce, sous divers aspects. Est-ce que la souffrance psychique des travailleurs sociaux est généralisée? Quelles seraient les causes de cette souffrance? Aurait-elle des causes plus spécifiques à la profession de travailleur social? Comment s’exprime-t-elle et se manifeste‑t‑elle?

Si l’on fait une lecture transversale des textes du présent numéro, deux constats s’imposent. Premièrement, la nouvelle gestion publique viendrait porter un coup dur aux manières de faire des travailleurs sociaux, à leurs pratiques et à leur profession. En ce sens, ce serait les valeurs associées au travail social de même que les identités et les statuts professionnels qui seraient ébranlés. Deuxièmement, la souffrance psychique au travail chez les travailleurs sociaux est une réalité multiforme, c’est-à-dire qu’elle se présente sous différents aspects : sentiment de non-reconnaissance au travail, conflit de loyauté, tiraillement et dissonance entre travail idéal et travail prescrit, développement de pratiques silencieuses, mise en place de stratégies alternatives, excès de responsabilité.

Ainsi, pour Émilie Lemire Auclair, la souffrance vécue par les travailleurs sociaux se traduirait par le terme « dissonance », c’est-à-dire par un écart entre deux définitions d’une même réalité : celle proposée par les travailleurs sociaux et celle proposée par les employeurs. Dans l’article intitulé « La souffrance psychique au travail : une affaire de gestion », Josée Grenier, Mélanie Bourque
et Nathalie St-Amour montrent pour leur part que la souffrance vécue chez les travailleurs sociaux est marquée par un manque de reconnaissance, avec comme enjeu majeur la déprofessionnalisation des pratiques. De son côté, Marielle Pauzé laisse entendre que la souffrance des travailleurs sociaux est issue de l’impossibilité pour ceux-ci de mettre en pratique le regard spécifique qu’ils posent sur les problèmes sociaux. Hélène Le Scelleur et Stéphanie Garneau, dans un texte intitulé « L’auto-divulgation délibérée au prisme du travail social : entre délégitimation professionnelle et requalification des savoirs d’expérience », analysent quant à elles la pratique de l’auto-divulgation délibérée à titre de pratique silencieuse mise en place par les travailleurs sociaux dans un contexte de délégitimation des savoirs d’expérience.

Dans un autre ordre d’idée, le texte écrit par Émilie Blanc nous décrit les stratégies du faire face développées par les assistantes sociales travaillant au service financier de La Poste, en France. Enfin, l’article rédigé par Stéphane Richard et Simon Laflamme démontre, à partir d’une enquête menée auprès des travailleuses sociales du Québec et de l’Ontario, que la souffrance psychique au travail est relative. Selon les auteurs, si le travail s’effectue dans des conditions difficiles, il n’est pas nécessairement souffrant pour tout le monde, pour les mêmes raisons et en même temps.

Notre partie thématique se clôture par une entrevue réalisée avec Marie-Chantal Doucet. Ici, l’auteure propose de comprendre la souffrance psychique au travail comme étant étroitement liée à la subjectivation et à la singularisation croissante du rapport au travail. L’engagement personnel serait dès lors l’un des vecteurs centraux du travail contemporain. Conséquemment, la souffrance psychique serait le fruit « d’empêchements » à la réalisation de soi. Pour Marie-Chantal Doucet, le contexte organisationnel joue un rôle important dans « l’activité empêchée », mais « n’a pas le monopole des explications sur le devenir des métiers du relationnel ». L’auteure présente alors les grands enjeux actuels qui traversent le secteur sociosanitaire : la redéfinition de l’autonomie professionnelle, le rôle de l’évaluation et de l’expertise et le rôle de la formation continue. Cette entrevue, très riche, saura à notre avis susciter l’intérêt des travailleurs sociaux et, nous l’espérons, fera écho dans les milieux de pratique.

La partie hors-thématique se compose de trois articles. On retrouve d’abord un article écrit par Jean‑Martin Deslauriers intitulé « Une perspective écosystémique sur l’expérience de jeunes pères : du test de grossesse à la première bougie ». L’auteur y présente les résultats récents d’une recherche menée auprès de jeunes pères et ayant pour objectif d’identifier les facteurs qui participent à leur engagement parental. L’article écrit par Nicole Beaudet, Kathleen Gee et Marie-Ève Boulanger, quant à lui, relate les pratiques mises en place par une équipe enfance-famille du CLSCS Métro pour repérer les symptômes dépressifs chez les femmes en période périnatale. Enfin, le texte de Marie-Christine Saint-Jacques propose un plaidoyer en faveur d’une plus grande ouverture aux beaux-parents dans le Code civil du Québec.

Du côté de nos pistes de lecture, deux ouvrages qui enrichiront notre partie thématique vous sont présentés. Il s’agit d’abord de l’ouvrage de Laurie Kirouac intitulé L’individu face au travail-sans-fin : sociologie de l’épuisement professionnel, résumé et commenté par François Boudreau. Enfin, Roger Gervais s’est attelé à résumer et à commenter l’ouvrage d’Alain Supiot intitulé La gouvernance par les nombres – Cours au Collège de France (2012-2014).

En vous souhaitant une bonne lecture.

Pour le comité éditorial
Sarah Boucher-Guèvremont