Numéro 144

Réduire la dissonance : le défi des travailleuses sociales en milieu institutionnel

Le présent numéro de la revue Intervention s’attarde à la question de la souffrance psychique des travailleuses sociales et s’inscrit dans le contexte d’une nouvelle restructuration du système de santé et de services sociaux amorcée, en 2015 par le ministre Gaétan Barrette. Ce contexte de transformation est porteur d’inquiétudes, d’appréhensions et de détresse psychologique. Les signes de cette détresse, déjà observés depuis plusieurs années, ne se démentent pas : augmentation du stress et du sentiment d’insatisfaction au travail, fatigue intensifiée, rupture de confiance entre les dirigeants, les cadres et les travailleurs, augmentation des maladies professionnelles.

J’ai moi-même été aux premières loges de ces changements comme travailleuse sociale au sein d’un Centre de santé et de services sociaux (CSSS). J’en observe encore aujourd’hui les effets dans le cadre de mon rôle de consultante pour des programmes d’aide aux employés. Cette perspective m’a permis de constater que la souffrance psychique des travailleuses sociales trouve sa source dans une dissonance qui, maintenue sur une longue période de temps, se transforme en mal-être. Bien qu’il s’exprime à travers des symptômes vécus de façon bien personnelle, ce mal-être ne peut être réduit à une accumulation de déficits individuels; il peut et doit être analysé comme le symptôme d’une culture qui s’enracine et qui, ce faisant, transforme le visage des organisations du travail. Les solutions que nous lui apportons doivent donc refléter à la fois l’origine collective de ce mal-être et son expression individuelle.

La perte de sens : à l’origine de la dissonance

La dissonance ressentie peut être comprise comme naissant d’un écart entre deux définitions d’une même réalité : l’analyse que la travailleuse sociale fait de son travail et la lecture qu’en privilégie son employeur. Cette dissonance est source de tensions internes chez les travailleuses sociales. Au sein du réseau, il m’a semblé que cette tension s’exprimait dans plusieurs aspects du travail, mais se jouait essentiellement autour d’un enjeu principal : alors que les travailleuses sociales souhaitent orienter leur action vers la création et le maintien d’un lien favorisant et soutenant la mobilisation des individus vers un changement significatif pour eux, l’organisation exige plutôt qu’elles gèrent, règlent et résolvent des « dossiers » ou des « cas » dits sociaux.

Karsz (2004), dans son essai Pourquoi le travail social?, propose que la clinique du travail social s’incarne dans différentes postures, dont celle de la prise en charge, qui se différencie de celle de la prise en compte. Alors que la première propose de « faire pour », la deuxième suggère de « faire avec ». Alors que la prise en charge se déploie à travers un idéal de connaissance et de maîtrise qu’on applique à l’usager, la prise en compte se veut une aventure, une prise de risque où le destinataire de l’intervention occupe une place de sujet pensant et agissant. Ainsi, en privilégiant une posture, les travailleuses sociales favorisent également une perspective sur le rôle qu’elles jouent et les personnes à qui s’adressent leurs actes. Cette tension n’oppose pas deux positions complètement indépendantes, mais plutôt deux tendances, qui parfois se croisent et s’influencent. Toutefois, bien qu’on reconnaisse que les actes des travailleuses sociales peuvent valser d’une posture à l’autre, le contexte institutionnel actuel accorde trop peu d’espace et de valeur à la prise en compte, imposant plutôt un cadre de prise en charge de plus en plus contraignant.

Bien évidemment, ces tensions ne sont pas nouvelles. Dès le début de la formation en travail social, on enseigne que la travailleuse sociale est, depuis longtemps, tiraillée au sujet de la définition de son rôle, oscillant entre celui d’agent d’action sociale et celui d’agent de contrôle social (Groulx, 2007). Si ces tensions ne datent pas d’hier, pourquoi observe-t-on une augmentation de la souffrance psychique chez les travailleuses sociales? Qu’est-ce qui est différent aujourd’hui?

En fait, bien que les conflits de rôle et de loyauté vécus par les travailleuses sociales ne soient pas nouveaux, ils sont sans aucun doute exacerbés à l’heure actuelle. Plusieurs auteurs ont montré du doigt la nouvelle gestion publique (Bellot, Brisson et Jetté, 2013; Grenier et Bourque, 2014). Le concept est nommé de différentes façons, prenant différentes couleurs, mais toujours sur une assise similaire : une culture managériale qui s’enracine dans la logique de l’entreprise privée et qui change profondément le visage des organisations du travail, dont les institutions publiques, qui adoptent elles aussi cette culture. De Gaulejac et Mercier ont publié, en 2013, le Manifeste pour sortir du mal-être au travail, qui dresse un portrait très éclairant de cette nouvelle philosophie managériale. Ce manifeste nous permet de bien saisir à quel point ce mode de gestion modifie profondément le rapport des travailleurs à leur travail et aux organisations qui les emploient. Les auteurs exposent les différents moyens et principes qui permettent aux organisations d’engager l’énergie psychique de leurs employés d’une façon cohérente avec la logique et les objectifs de l’entreprise, en misant sur l’intériorisation individuelle, chez chaque employé, des valeurs de l’organisation. L’organisation oriente ses attentes autour des principes de la culture d’entreprise : l’efficacité appuyée par des résultats mesurables, l’imputabilité des agents producteurs de services, la loyauté institutionnelle, la participation et le travail d’équipe (Parazelli, 2010). Ainsi, on attend moins d’une travailleuse sociale qu’elle fasse preuve de compétence et de rigueur professionnelle, mais plutôt qu’elle soit flexible, polyvalente et en constante adaptation par rapport à son milieu et à ses exigences changeantes. Cette forme de savoir‑être en entreprise prime sur les compétences professionnelles. On assiste ainsi à ce que les auteurs nomment la « dégradation de l’amour du métier » (de Gaulejac et Mercier, 2013). Il n’est d’ailleurs pas rare d’entendre des travailleuses sociales dire qu’elles ont l’impression « de ne plus faire de travail social ». Cette déclaration, selon moi, n’illustre pas tant l’absence des actes professionnels des travailleuses sociales dans le réseau, que le profond malaise vécu dans le cadre de leur pratique en milieu institutionnel. De Gaulejac et Mercier (2013) abordent ce malaise comme l’effacement du sens de la profession et de la satisfaction de son exercice. Il peut aussi tout simplement se résumer par la perte de sens au travail.

Survivre à la perte de sens : un acte solitaire

Le sens au travail fait référence à la correspondance entre la perception de soi et de ses valeurs, d’une part, ainsi que de son travail et de son milieu de travail, d’autre part (Morin et Gagné, 2009). Perdre le sens au travail, c’est constater un écart entre ces deux pôles. Cette incohérence est source d’inconfort et, si elle ne peut être amoindrie, on assiste alors à l’émergence de différents signes de souffrance : anxiété, apathie, impuissance, ennui, etc.

Bien évidemment, un individu confronté à une situation de dissonance demeure rarement passif : il agit afin de redonner un sens à sa situation. Les moyens dont font usage les travailleuses sociales sont documentés, comme on pourra le constater dans le présent numéro de la revue, mais ils sont aussi facilement observables au quotidien. J’ai été, lors de mon passage dans un CSSS, et demeure encore, en tant que consultante pour des programmes d’aide aux employés, un témoin privilégié de la créativité des travailleuses sociales face à leur dissonance quotidienne. Les moyens dont font usage les travailleuses sociales constituent, à mon sens, des mises en scène de différentes postures qu’elles adoptent lorsqu’elles constatent une dissonance dans leur pratique professionnelle : l’ajustement, la négociation, la recherche de reconnaissance et la résistance.

Les travailleuses sociales font parfois usage d’une posture d’ajustement, en synchronisant leur perception de soi aux attentes de l’organisation : « Je vais faire ce qu’on me demande, ni plus ni moins ». Elles peuvent, de façon similaire, recadrer le sens de leur travail en tant qu’activité essentiellement alimentaire qui leur procure un ensemble de bénéfices tangibles : un revenu, la sécurité d’emploi, les perspectives de retraite, les conditions de travail.

La deuxième posture observée consiste à adopter une position de négociation à partir de laquelle les travailleuses sociales utilisent toute la marge de manœuvre à leur disposition pour agir de façon cohérente avec leurs propres valeurs, sans s’opposer ouvertement aux directives de l’employeur. Pensons aux travailleuses sociales qui affirment que « ce qui se passe dans leur bureau, lorsque la porte est fermée, ne concerne qu’elles et l’usager ». On peut également penser aux pratiques dites silencieuses, c’est‑à‑dire celles qui échappent au contrôle de l’organisation, ou au repérage de certaines failles dans les règles de l’organisation qui pourraient être utilisées à l’avantage de l’usager, par exemple.

Une troisième posture consiste en la recherche de reconnaissance et de validation. En effet, comme les formes de reconnaissance fournies par l’organisation ne sont pas à la hauteur des exigences et qu’elles génèrent ainsi chez les employés une insatisfaction chronique (de Gaulejac et Mercier, 2013), des travailleuses sociales puisent leur sentiment de cohérence professionnelle dans les marques qui confirment que leur travail est utile à l’amélioration de la qualité de vie des usagers ou qu’il est apprécié et reconnu par leurs pairs, d’autres travailleuses sociales ou des collaborateurs multidisciplinaires.

Les travailleuses sociales peuvent adopter une quatrième posture, soit celle de la résistance. Elles s’opposent alors ouvertement aux définitions que l’employeur donne de leur travail, en refusant certains mandats qui provoquent une surcharge ou qui entrent en contradiction avec leurs valeurs professionnelles, en remettant ouvertement en question certaines décisions des gestionnaires ou en faisant appel au syndicat pour contester certaines demandes.

Peu importe le moyen utilisé par les travailleuses sociales, ces postures visent à amoindrir la dissonance ressentie et éviter ainsi la perte de sens. Cependant, aucune de ces postures ne m’a semblée parfaite, incontournable ou utile en toute situation; chacune entraîne des gains et des coûts, plus ou moins élevés. Elles sont rarement utilisées seules : les travailleuses sociales occupent différentes postures à différents moments. Ceci étant dit, bien que ces moyens existent et qu’ils soient utilisés, ils ne semblent pas suffisants pour diminuer la souffrance psychique vécue par un nombre croissant de travailleuses sociales.

J’ai constaté dans ma pratique que la philosophie managériale actuellement mise en œuvre dans le réseau transforme l’écart à l’origine de la dissonance en un large fossé entre les travailleurs et leurs gestionnaires. Ainsi, les actions prises par les travailleurs pour retrouver une cohérence, aussi créatives soient-elles, s’avèrent plus exigeantes et mobilisent une énergie qui est parfois déjà limitée par l’investissement demandé par l’organisation. Par exemple, résister et s’opposer quand les dossiers s’accumulent sur son bureau n’est pas toujours facile. De plus, ces postures et les stratégies qui les sous-tendent demeurent l’œuvre d’une seule personne et nous maintiennent dans l’isolement. En effet, la nouvelle philosophie managériale mise sur l’individualisation du travail. Elle isole les travailleurs et les met en compétition afin de neutraliser les effets possibles de leur collectivisation autour des enjeux de leur travail. Ainsi, user de stratégies individuelles pour diminuer la dissonance professionnelle est certainement un acte créatif et utile, mais demeure un acte isolé et solitaire, permettant la survie dans une culture organisationnelle qui dévalorise la pratique de notre métier.

Redonner un sens à la pratique : une action collective et partagée

Devant l’isolement vécu au travail, quels choix avons-nous? Se rassembler demeure une option porteuse de plusieurs possibilités, et nous pouvons le faire à partir de différents moyens : la dénonciation, la prise de position et l’action collective ou le développement professionnel par la solidarité et l’élaboration d’un discours partagé.

Il est possible de se rallier à des mouvements ou des groupes dont l’objectif premier est la dénonciation des conditions de pratique au sein du réseau de la santé et des services sociaux. Pensons alors à des initiatives comme le Comité STAT, un comité auto-organisé de travailleuses et de travailleurs critiques du réseau de la santé qui diffuse régulièrement, par l’intermédiaire de son site internet, des tracts, des textes, des articles rédigés par des travailleurs préoccupés par la situation actuelle dans le réseau. Les médias sociaux sont également riches en lieux d’échange et de diffusion pour susciter et nourrir la réflexion.

D’autres lieux permettent une implication axée à la fois sur la diffusion et l’échange, mais également sur des prises de position collectives et la mise en application de solutions. On peut penser aux comités régionaux de travailleurs sociaux de l’OTSTCFQ (Ordre des travailleurs sociaux et thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec), qui offrent des espaces aux travailleuses sociales désirant se mobiliser autour d’enjeux liés à la pratique du travail social. Le RÉCIF (Regroupement, Échanges, Concertation des Intervenantes et Formatrices en Social) constitue également une autre option de regroupement ralliant un ensemble d’intervenantes sociales de tout milieu, soucieuses des conditions de leur pratique professionnelle. Les syndicats demeurent également, pour plusieurs, des lieux privilégiés et significatifs de mobilisation et d’action.

Finalement, certaines travailleuses sociales retrouvent, au sein même de leur milieu de travail, des espaces formels d’échange et de soutien, tels que des groupes de supervision ou de co-développement. Malheureusement, dans le contexte actuel, la mise en place de telles mesures n’est pas une réalité dans un grand nombre de milieux. Pourtant, dans une perspective de gestion qui reconnaît le bien-être psychologique des travailleurs comme un des fondements du bon fonctionnement d’une organisation (Brun, 2004), ces espaces constituent des exemples de soutien social indispensables à la pratique du travail social. Ils sont propices à la reconnaissance, à la validation et au sentiment de développement professionnel, des facteurs de protection reconnus pour soutenir la santé mentale des travailleurs. De plus, ils permettent une prise de recul réflexif soutenant l’usage et le développement du jugement clinique, outil premier de notre pratique, dans un contexte où nous sommes confrontés à des situations de plus en plus complexes. Finalement, ils favorisent la reconstruction du sens de la pratique du travail social à travers l’élaboration d’une vision commune et partagée. Ces lieux ont le potentiel de renforcer la reprise de pouvoir sur le travail et le sentiment d’être en mesure de faire face aux dissonances générées par le milieu institutionnel dans lequel évoluent les travailleuses sociales.

Comment pouvons-nous créer ces espaces indispensables? Pourquoi ne pas les réclamer à nos employeurs? Et, si nous ne recevons pas de réponse à nos demandes, pourquoi alors ne pas les inventer? Nous pouvons réfléchir à de nouvelles possibilités et participer à leur mise en œuvre afin d’assurer que la pratique du travail social, même dans des contextes « dissonants », demeure une activité porteuse de richesse et de sens. Retrouver le sens du travail, c’est également se permettre de rouvrir la porte au plaisir et de remplacer la culture des résultats par la satisfaction du travail « bien fait » (de Gaulejac et Mercier, 2012).

 


Notes

1. Les points d’équilibre est une organisation de consultation en santé mentale qui a pour mission de favoriser le mieux-être des individus au sein des organisations, particulièrement les milieux de travail, par la reconnaissance de la capacité d’action individuelle et collective, le développement de compétences et le renforcement de réseaux de soutien. Voir www.lespointsdequilibre.com.

Références

Bellot, C., Bresson, M. et C. Jetté (2013). « Le travail social sous tension » : 237-240, dans C. Bellot, M. Bresson, et C. Jetté (sous la dir.), Le travail social et la nouvelle gestion publique, Québec : Les Presses de l’Université du Québec, 237-240.

Brun, J. P. (2004). La santé psychologique au travail… de la définition du problème aux solutions. L’ampleur du problème : l’expression du stress au travail, Québec : Université Laval. de Gaulejac, V. et A. Mercier (2012). Manifeste pour sortir du mal-être au travail, Paris : Desclée de Brouwer.

Grenier, J. et M. Bourque. (2014) L’évolution des services sociaux du réseau de la santé et des services sociaux du Québec. La NGP ou le démantèlement progressif des services sociaux. http://www.cocqsida.com/assets/files/MSSS_Dementelement_Progressif.pdf.

Groulx, L.-H. (2007) « L’histoire du service social : éléments d’analyse » : 41-68, dans J.-P. Deslauriers et Y. Hurtubise (sous la dir.), Introduction au travail social, Québec : Les Presses de l’Université Laval.

Karsz, S. (2004). Pourquoi le travail social?, Paris : Dunod.

Morin, E. et C. Gagné (2009). Donner un sens au travail : promouvoir le bien-être psychologique, Montréal : IRSST.

Parazelli, M. (2010). « L’autorité du «  marché  » de la santé et des services sociaux », Nouvelles Pratiques sociales, vol. 22, no 2, 1-13.