RÉSUMÉ :
Cet article propose une réflexion sur la souffrance psychique des travailleurs sociaux. Nous mettrons de l’avant l’idée que la tension entre leur façon particulière d’aborder les problèmes sociaux et l’impossibilité de la mettre en pratique entraînerait une forme de souffrance qui leur serait propre.
MOTS-CLÉS :
Travailleur social, souffrance, excès de responsabilité, nouvelle gestion publique
INTRODUCTION
Le présent article se veut une réflexion sur la souffrance psychique des travailleurs sociaux et sur ce qui pourrait la différencier de la souffrance vécue par les autres professionnels du monde des relations humaines. Sera abordée plus particulièrement la condition des travailleurs sociaux œuvrant dans le réseau de la santé et des services sociaux. Selon notre hypothèse de base, le regard spécifique du travailleur social sur les situations ainsi que sa prise en compte des aspects sociaux entrent en conflit avec un contexte de pratique qui individualise de plus en plus les problématiques. Ce serait cette tension entre la façon propre au travailleur social d’aborder les problèmes sociaux et l’impossibilité de la mettre en pratique, dans un contexte où on définit les problèmes en termes individuels et standardise l’intervention, qui entraînerait une souffrance spécifique chez ce dernier.
Afin de valider cette hypothèse de travail, nous examinerons dans un premier temps la question de la responsabilité qui caractérise la pratique de tout professionnel exerçant dans le domaine des relations humaines. Plus spécifiquement, nous explorerons le risque pour le professionnel de vivre un « excès de responsabilité » (Cadoré, 1994) face à la demande qui lui est faite. Ce malaise prendrait forme dans le contexte de la relation d’aide qui se crée entre une personne qui demande de l’aide pour une problématique spécifique, alors que le professionnel reconnaît rapidement que la situation qu’on lui présente est liée à une problématique sociale beaucoup plus large. Après avoir examiné la question de la relation, la deuxième partie du texte sera consacrée à l’examen du contexte de pratique pour les professionnels exerçant dans le réseau de la santé et des services sociaux. Nous verrons que la « nouvelle gestion publique » induit une logique d’évaluation de la prestation des organismes du réseau uniquement axée sur les résultats (Bellot, Bresson et Jetté, 2013; Grenier, Bourque et St-Amour, 2014; Larivière, 2012). Dans ce contexte, l’individualisation des problématiques et la standardisation des pratiques sont favorisées. Troisièmement, nous établirons un lien entre ce contexte de pratique et la manière spécifique du travailleur social de réagir face aux situations que vivent les individus, les familles et les communautés. Nous verrons que ce « regard sur le social » (Harper et Dorvil, 2013) qui est propre au travailleur social peut entrer en conflit avec les façons de faire implantées dans le réseau actuel. Ce serait précisément cette impossibilité de mettre en œuvre ce qui est propre à sa profession qui amènerait une forme de souffrance psychique chez le travailleur social. Pour conclure, nous proposons une piste de réflexion portant sur la notion de responsabilité, examinée en premier lieu, et la nécessité pour le travailleur social de départager les différents niveaux de responsabilité associés à une situation. En ciblant ce qui relève de sa responsabilité comme praticien et ce qui relève de l’organisation, le travailleur social serait en mesure de mieux délimiter son champ de compétence. Cet exercice de démarcation entre ces deux niveaux de responsabilité peut protéger le travailleur social contre l’acceptation d’une « pseudo-responsabilité » (Bouquet, 2009). Ainsi, ce dernier est en mesure de bien identifier sa marge de manœuvre et les limites qui en découlent pour sa pratique.
1. La relation et l’excès de responsabilité
Dans son livre L’expérience bioéthique de la responsabilité (1984), Bruno Cadoré discute de la question de la responsabilité dans le cadre d’une démarche interdisciplinaire en bioéthique. Il s’interroge notamment sur la confrontation à la souffrance en lien avec la responsabilité du professionnel. Cadoré utilise le concept de « l’excès de responsabilité » non pas pour « mettre en cause une ampleur trop grande, mais plutôt pour souligner l’intensité de l’appel éthique qui aujourd’hui convoque les praticiens et les chercheurs dans le domaine de la santé » (Cadoré, 1994 : 98). Pour ce dernier, l’intensité de la demande est liée au contrat de confiance qui amorce la relation d’aide, par lequel une personne se confie à un professionnel de la santé. Ainsi, ce dernier se rend responsable de répondre à l’appel de la personne qui a besoin d’aide, et ce, même dans une situation extrême. Pensons ici à un travailleur social qui aurait l’obligation d’intervenir auprès d’une personne qui se mettrait en danger. Dans cette relation de confiance, ce professionnel aurait également l’obligation de répondre de ses actions devant cette personne, ses proches et son environnement de travail.
Le côté excessif de la responsabilité est quant à lui attribué à la situation où le professionnel perçoit l’exigence de la réponse que l’on attend de lui. Cadoré explique que la personne qui demande des services est le plus souvent en situation de grande vulnérabilité et de fragilité, laquelle peut être liée à un problème social beaucoup plus large. Il y aurait donc un décalage entre la demande de service de départ et l’ampleur de la détresse dans laquelle se trouve la personne :
« Très vite, on peut percevoir une distance entre le service objectif qui est demandé et le fait que l’appel est lancé du plus profond de la personnalité de celui ou celle qui vit cette » crise de souffrance » en une expérience existentielle beaucoup plus globale que ne le laisserait supposer le facteur ponctuel de déclenchement. » (Cadoré, 1994 : 100)
Comment répondre de façon responsable à une telle demande ponctuelle qui prend racine dans une crise plus vaste que ce pour quoi la personne s’adresse à un professionnel des relations humaines? Prenons l’exemple d’un parent qui demanderait de l’aide liée à des difficultés vécues avec son enfant ayant un handicap, à un travailleur social du réseau de la santé et des services sociaux. Il est fort possible que ce parent se trouve dans une situation familiale et sociale d’une grande fragilité. Le côté excessif de la responsabilité du professionnel se manifesterait par le décalage entre la demande spécifique liée au handicap de l’enfant et le constat par le professionnel que ce parent, par exemple, vit des problèmes sociaux récurrents de chômage et de violence familiale.
L’exercice d’identification du côté excessif de la responsabilité et de son intensité pour tout intervenant du milieu de la santé, sur lequel se penche Cadoré, apparaît utile dans le cadre d’une recherche d’un certain équilibre dans le départage des responsabilités. « Face à cette dimension excessive de la responsabilité, un effort est nécessaire pour définir le mieux possible les champs de la responsabilité » (Cadoré, 1994 : 109). Dans le cas de l’exemple précédent, il s’agira pour le travailleur social de bien définir sa marge de manœuvre en fonction du mandat confié par son organisation. Il ne s’agit pas ici de se limiter uniquement à la demande ciblée au départ, mais de bien analyser la situation vécue par le parent afin d’en assurer une réponse responsable. Cela pourrait impliquer d’effectuer des interventions hors du champ d’action habituel, ou encore de diriger vers d’autres ressources quant aux éléments qui excèdent nos compétences. Nous reviendrons sur le départage des niveaux de responsabilité comme piste de réflexion en dernière partie du texte.
2. La nouvelle gestion publique et la standardisation des pratiques
Après avoir examiné l’aspect excessif de la responsabilité vécue possiblement dans le domaine des relations humaines, attardons-nous maintenant au contexte de pratique de ces professionnels. Même si ces derniers sont touchés à différents niveaux par le type de gestion mis de l’avant dans le réseau, il sera ici question de la situation particulière des travailleurs sociaux. Une définition de ce modèle de gestion est proposée dans Le dictionnaire encyclopédique de l’administration publique :
« La nouvelle gestion publique s’appuie sur la gestion par résultats, la concurrence entre les unités administratives et les incitations individuelles à la performance. Il met l’accent sur l’efficience, le contrôle des coûts, la qualité des services offerts aux clients et la flexibilité organisationnelle. Il peut aussi conduire l’administration publique à délester ses activités, par un recours à l’impartition, à des partenariats public-privé et à la privatisation. »
Rappelons tout d’abord que depuis une vingtaine d’années, la nouvelle gestion publique (NGP) influence la prestation des services sociaux; cette forme de gestion met l’accent sur l’efficience, le contrôle des coûts et la flexibilité organisationnelle, tout en centralisant le pouvoir de l’État. Elle oriente le discours et les décisions des décideurs publics du réseau de la santé et des services sociaux :
« Le discours axé sur la gouvernance responsable s’incarne dans de multiples contrôles (budgétaire, performance, évaluation) qui réduisent d’autant la marge de manœuvre des gestionnaires et des intervenants. Ces impératifs politiques accordent également peu d’attention aux déterminants sociaux de la santé, à l’importance de la prévention et du « social ». » (Larivière, 2012 : 38)
Dans un tel contexte, les règles de pratique mises en place par les gestionnaires accordent peu d’importance aux déterminants sociaux liés aux problématiques pouvant être abordées dans le cadre de la prestation de services. De plus, les incontournables indicateurs de performance de la NGP ne tiennent pas compte de la pluralité des acteurs impliqués dans les interventions et du fait que celles-ci sont dépendantes de différents systèmes (Chénard et Grenier, 2012). On voit déjà ici apparaître une certaine tension pour le travailleur social formé à devoir tenir compte de ces différents éléments dans son intervention quotidienne.
Cette forme contemporaine de gestion entraîne le traitement individuel de problèmes sociaux. L’absence de prise en compte des déterminants sociaux amène une offre de services beaucoup plus normalisée et standardisée. Une perte d’emploi sera interprétée comme un échec personnel, et non pas comme une conséquence à une restructuration d’un milieu de travail liée à une décision sur laquelle la personne n’a aucun pouvoir (de Gaulejac 2011; Dejours, 1998). Se crée alors une tension entre les besoins perçus des personnes et les réponses institutionnelles mises en place en fonction d’une uniformisation de la réponse. Le fait de standardiser empêche une lecture singulière de ce que vit la personne comme problématique et une réponse adaptée à la situation sociale de cette dernière. « La rationalité managériale tend aussi à uniformiser les pratiques en objectivant et en normalisant les besoins des usagers à partir de grilles qui ne tiennent pas compte de la singularité des acteurs et de leurs contextes » (Chénard et Grenier, 2012 : 20). Ces protocoles d’intervention technicisent d’une certaine façon l’intervention du travailleur social, et réduisent du même coup sa marge d’autonomie.
Ajoutons que dans le contexte de la NGP, il est difficile de rendre compte de l’intervention du travailleur social dans une logique de reddition de comptes uniquement quantitative. Nous savons que les interventions de réseautage, de médiation et d’empowerment, par exemple, ne sont pas compatibles avec les standards de performance quantitatifs établis au préalable; s’ensuit indubitablement un décalage entre le travail prescrit et souhaité. L’intervention ne peut se réduire à une simple exécution technique en fonction de règles préétablies, étant donné l’impossibilité de standardiser tous les procédés de travail ou d’en anticiper l’intensité pour tous les individus (Dejours, 1995). Les pratiques standardisées définissent et contrôlent le temps imparti à l’accueil de la personne, l’écoute, l’analyse et le suivi, le tout étant enrichi et complexifié par ce regard sur le social spécifique aux travailleurs sociaux. Il s’avère que ce temps réel de travail est incalculable par avance : pour s’ajuster aux situations complexes et singulières et pour construire la confiance sans laquelle aucune action à venir n’est possible, le professionnel se doit d’y consacrer du temps, de prendre des initiatives et de puiser dans ses ressources professionnelles et personnelles. Tant et aussi longtemps que cette action propre aux travailleurs sociaux ne sera pas considérée pour ce qu’elle est, en sa qualité et son rayonnement sur l’environnement, le décalage qui en résulte engendrera une tension.
3. Le regard sur le social
Les travailleurs sociaux sont amenés à travailler avec des individus, des familles et des collectivités en situation de précarité en lien avec un ensemble de problèmes sociaux complexes. Ce qui distingue le travailleur social des autres professionnels œuvrant en relations humaines est sa manière d’observer, d’examiner et d’analyser les situations sur lesquelles il doit intervenir. Ce regard sur le social se définit comme :
« [la] prise en compte de la personne en situation, les aspects qui contribuent à l’émergence d’une telle situation ainsi que les dynamiques liées aux rapports sociaux qui contribuent au positionnement social de la personne dans cette situation et dans la société en général. » (Harper et Dorvil, 2013 : 3)
Le paradigme de la primauté du social permettant de comprendre, d’interpréter et d’intervenir en travail social est au cœur de la profession du travail social. Toutefois, le contexte de pratique ne permet pas toujours de mettre en œuvre une telle vision des problèmes présentés. En effet, on peut constater une tension entre les différentes visions du problème social et les solutions prévues par l’organisation, dans un souci de standardisation des pratiques. Prenons l’exemple d’un travailleur social mandaté pour faire une évaluation pour l’ouverture d’un régime de protection, dans le cas d’une personne reconnue inapte, et dont l’environnement ne peut assurer sa représentation. Sa lecture de la situation peut certainement l’amener à définir une problématique sociale liée au manque d’implication du réseau de la personne. Toutefois, en fonction de sa marge de manœuvre professionnelle, il est possible qu’il soit dans l’incapacité de mettre en œuvre à court terme une intervention sociale à plus large spectre pouvant modifier cette lacune du réseau en question, et qu’il recommande donc l’ouverture d’un régime de protection pour cette personne et, par le fait même, le retrait de certains droits civils. La reconnaissance de la prise en compte des dimensions sociales de certains problèmes pourrait éviter ce type d’intervention, qui va à l’encontre du regard spécifique du travailleur social.
Dans une logique d’individualisation des problèmes sociaux, l’accent est mis sur la personne, sa condition, ses choix et sa responsabilité. Peut se créer une tension entre la loyauté du travailleur social à l’égard de ses principes de défense des droits et d’idéal de solidarité, d’une part, et cette lecture principalement individualiste des problématiques sociales, d’autre part. C’est ainsi que l’on peut expliquer les problèmes sociaux en les associant aux choix faits par les individus et leur comportement irresponsable ou leur condition particulière. « Or, ce mode d’explication du problème appelle une intervention fort différente de celle qui sera liée à l’analyse des déterminants sociaux d’une situation, ou encore de celle basée sur le sens qu’un problème revêt pour celui ou celle qui y fait face » (Dierckx et Gonin, 2015 : 167). Cette négation d’une lecture et d’une intervention basées sur les déterminants sociaux ou sur la signification du problème pour la personne peut potentiellement créer une forme de souffrance spécifique chez les travailleurs sociaux. Précisons que cette souffrance se situe dans un contexte de loyautés multiples; en effet, ces derniers s’identifient à des valeurs du travail social qu’ils tentent de mettre en œuvre dans le cadre d’une profession réglementée et d’un lieu de travail encadrant. La loyauté envers soi-même, sa profession et son employeur peut créer des déchirements et se solder par une forme de souffrance (Bégin, 2015).
Ce regard sur le social amène le travailleur social à intervenir sur des problèmes individuels, de groupe et communautaires, en les situant dans des enjeux plus vastes tels que la pauvreté, le chômage, la violence et d’autres formes d’inégalités sociales. L’amélioration des conditions de vie de ces personnes exige la mise en place de justes mesures et de ressources financières adaptées à la mise en œuvre d’une aide cohérente avec la situation sociale de la personne, et non uniquement une réponse individuelle qui tend à responsabiliser l’individu :
« Du même coup, cette responsabilisation accrue du citoyen fait fi des inégalités sociales et structurelles des problèmes de santé et sociaux, et de cette nécessité de développer des politiques économiques et sociales comme levier de changement et de transformation. » (Chénard et Grenier, 2012 : 25)
Cette dichotomie se manifeste lorsque le cadre d’interprétation et d’intervention ne tient pas suffisamment compte des situations que vivent les individus, les familles et les communautés. Nous avons vu qu’il existe une tension liée aux visions des problèmes sociaux et des solutions à apporter, ce qui peut amener le travailleur social à vivre une forme de souffrance. La prise en compte des rapports sociaux pouvant influencer l’émergence de situations complexes s’actualise difficilement dans un contexte de pratique où l’on privilégie la standardisation de l’intervention et la responsabilisation des personnes qui ont besoin de services. De toute évidence, la transformation du réseau et les politiques et procédures qui s’ensuivent accentuent cette tension, qui se transforme avec le temps en souffrance psychique chez le travailleur social.
4. Hiérarchisation des niveaux de responsabilité
Nous avons discuté jusqu’ici de différentes formes de responsabilité, du possible excès de responsabilité vécu par le professionnel dans le domaine des relations humaines et de la tendance à responsabiliser la personne qui vit des problèmes d’ordre social. Nous proposons ici une piste de réflexion pouvant ajouter une compréhension plus large des différents niveaux de responsabilité présents dans la pratique en travail social. Brigitte Bouquet, qui est professeure émérite au Conservatoire national des arts et métiers en France et possède une expérience comme assistante sociale, a abordé cette question plus particulièrement dans son texte « Responsabilité éthique du travail social envers autrui et envers la société : une question complexe » (2009). Ses propos permettent une analyse du contexte dans lequel se crée cette tension entre les visions différentes discutées précédemment. C’est en identifiant les niveaux de responsabilité en présence que le travailleur social sera en mesure de bien cibler ce qui relève de ses compétences et obligations et ce qui n’en relève pas. Dans la section qui suit, nous traiterons de la responsabilité du professionnel et de l’organisation qui l’emploie.
4.1 La responsabilité du professionnel
Tout d’abord, le Code de déontologie du travailleur social au Québec précise la responsabilité d’agir avec compétence et diligence :
« Le travailleur social tient compte des considérations éthiques des clientèles et du contexte dans lequel il va œuvrer. Avant d’accepter un mandat et durant son exécution, le travailleur social tient compte des limites de sa compétence et des moyens dont il dispose. Il n’entreprend pas des travaux pour lesquels il n’est pas préparé sans obtenir l’assistance nécessaire. » (Article 3.01.01, Code de déontologie, Ordre professionnel des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec)
Ainsi, ce dernier s’assure de garder ses compétences à jour et signale aux autorités son inexpérience dans certains domaines pouvant causer préjudice aux personnes en besoin de services. Ajoutons à ces obligations normatives la compétence attendue du travailleur social devant user de moyens d’intervention alternatifs pour respecter son souci de la dimension sociale du problème. « La responsabilité du travailleur social vis‑à‑vis des personnes, c’est avoir de la prudence en même temps que de l’audace, et une volonté de déboucher sur le champ des possibles » (Bouquet, 2009, p. 47). L’auteure ajoute ici un niveau de responsabilité qui va au-delà du simple respect de la règle. Selon Chénard et Grenier (2012), cet aspect devient incontournable en raison de la tâche du travailleur social, qui navigue entre contradictions et paradoxes.
Toutefois, ces niveaux de responsabilité ne doivent pas piéger les travailleurs sociaux, en recherche constante d’équilibre, en ce qui a trait à leurs obligations et à leurs engagements. Certains se retranchent dans l’immobilisme, le repli sur soi et le refus du risque par crainte de représailles ou de l’incertitude de la décision. De l’autre côté du spectre, on retrouve le travailleur social qui se donne comme mission d’enrayer l’injustice et la misère dans le monde, ce qui conduit immanquablement à une forme d’épuisement. Entre ces deux extrêmes, « l’équilibre est délicat et suppose chez le professionnel un pouvoir d’écart et de distanciation à l’égard de ses propres fonctionnements et des déterminismes extérieurs, ainsi qu’une hiérarchisation des enjeux de la responsabilité » (Bouquet, 2009 : 48). C’est toute cette mise à distance, entre lui-même et l’organisation, qui permet au travailleur social de bien situer sa marge de manœuvre et de répondre de sa pratique.
Pour conclure en ce qui a trait à la responsabilité professionnelle du travailleur social, soulignons que les nombreux cadres normatifs et procédures peuvent contribuer au sentiment d’impuissance et de perte de sens chez ce dernier, alors que ses obligations lui rappellent ses responsabilités :
« L’une des sources du malaise à ce sujet peut se comprendre dans le paradoxe d’une responsabilisation des acteurs qui ne permet pas, dans les faits, de » répondre de soi « , au sens fort de respons-ability, par manque de marge de manœuvre et, plus fondamentalement, d’adhésion et de collaboration aux finalités poursuivies et aux décisions concernant les moyens pour les atteindre. » (Dierckx et Gonin, 2015 :165)
Nous retrouvons à nouveau ce souci de mettre en lien la responsabilité professionnelle et les objectifs poursuivis par le milieu de pratique, le tout pouvant influencer la marge de manœuvre du travailleur social en fonction des objectifs poursuivis par l’organisation.
4.2 La responsabilité des organisations du réseau de la santé et des services sociaux
Les organisations du domaine sociosanitaire, quant à elles, ont une responsabilité envers les usagers et une responsabilité de mission. Afin d’illustrer cette idée, il peut être intéressant d’examiner la façon dont le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) définit ses responsabilités et celles des Centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS). Le site internet y définit entre autres les « Principaux rôles et responsabilités » de ces deux instances. En ce qui concerne les responsabilités du MSSS, voici son principal rôle : « Déterminer les orientations en matière de santé et de bien-être et les standards relatifs à l’organisation des services ainsi qu’à la gestion des ressources humaines, matérielles et financières du réseau, et veiller à leur application ». En ce qui concerne les responsabilités dévolues aux centres intégrés : « Planifier et coordonner les services à offrir à la population de leur territoire selon les orientations ministérielles, les besoins de la population et les réalités territoriales » et « Assurer la prise en charge de l’ensemble de la population de leur territoire, notamment les clientèles les plus vulnérables1 ». Ainsi, le ministère a la responsabilité d’orienter l’organisation des services et de faire le suivi sur son application. À première vue, nous pouvons constater que le ministère assume cette responsabilité, dans le sens où nous pouvons comme citoyen constater la correspondance entre le message et l’organisation des services de santé. En ce qui concerne les centres intégrés, rien n’est moins sûr; la prise en charge des clientèles les plus vulnérables, qu’ils ont la responsabilité de desservir, n’est pas toujours au rendez‑vous. Soulignons la tendance de ces organisations à taire les changements ou les coupes pouvant avoir un impact direct sur la population. Dans ce sens, l’organisation ne prendrait pas toujours ses responsabilités quant au message à transmettre aux personnes, familles et communautés qu’elle dessert :
« L’établissement ne prend pas nécessairement ses responsabilités de l’annoncer aux gens. Là on a eu les créations de listes d’attente, c’est tout nouveau. Où on doit dire aux gens : « Ben votre aidant est épuisé, vous êtes une priorité trois, vous n’aurez pas de services. On va vous mettre sur une liste d’attente. » Donc, ça déshumanise et puis c’est nous qui portons ça […]. » (Témoignage dans Dierckx et Gonin, 2015 : 157)
Ainsi, les centres intégrés qui ont la responsabilité de prendre en charge les clientèles les plus vulnérables n’assureraient pas toujours une concordance entre leur mission et la réponse aux besoins de la clientèle qu’ils desservent. À tout le moins, on pourrait s’attendre à ce que les changements dans la prestation des services ne soient pas uniquement communiqués par le professionnel qui œuvre dans un contexte à loyautés multiples (engagement envers le client, envers sa profession et envers son employeur).
Les travailleurs sociaux et les organisations qui les emploient ont donc une responsabilité éthique partagée. Toutefois, la responsabilité contractuelle de ce professionnel envers l’organisation pose le problème de la liberté formelle et de l’autonomie réelle. Le travail social nécessite une relative autonomie et une liberté d’action pour pouvoir exercer en toute responsabilité :
« L’exigence d’avoir un cadre de travail adéquat, des moyens et une reconnaissance pour répondre à la mission demandée est donc légitime pour ne pas être obligé d’endosser une pseudo-responsabilité qui ne peut être assurée et de pouvoir poser la délimitation au-delà de laquelle la responsabilité n’appartient plus au professionnel, mais aux institutions et aux politiques. » (Bouquet, 2009 : 50)
Ne pas endosser cette « pseudo-responsabilité » est un combat à mener pour éviter l’excès de responsabilité que nous avons évoqué précédemment. La capacité à bien déterminer les degrés de responsabilité impliqués permet au travailleur social de mieux identifier sa marge de manœuvre réelle et de reconnaître les limites, bien concrètes, de la portée de son intervention. Il lui faut donc redistribuer les différents engagements et missions en présence pour ensuite « remettre » à l’organisation la part de responsabilité qui lui incombe.
CONCLUSION
Le présent article visait à approfondir la réflexion portant sur la souffrance de professionnels exerçant dans le domaine des relations humaines, soit les travailleurs sociaux. La piste de Cadoré, explorée dans un premier temps, traite de la souffrance occasionnée par l’excès de responsabilité chez les professionnels de la santé. Par la suite, nous avons abordé la question de la nouvelle gestion publique et de son impact sur l’individualisation des problématiques et la standardisation des pratiques. En troisième lieu, nous avons établi un lien entre le regard social spécifique au travailleur social et les conditions de pratique favorisées actuellement. L’impossibilité pour ce professionnel de mettre en œuvre ce qui est propre à sa profession peut contribuer à créer une forme de souffrance psychique. Par la suite, nous avons exploré une piste de réflexion liée à l’identification des niveaux de responsabilité en présence dans la pratique du travailleur social. Le fait de bien délimiter les responsabilités de chacun (le travailleur social et l’organisation) permet à ce dernier de ne pas endosser une pseudo-responsabilité qui ne peut être assurée; la responsabilité d’une situation ne lui appartiendrait pas, mais reviendrait plutôt à l’organisation par l’entremise des politiques sociales. Finalement, ce texte se veut un appel à une plus grande lucidité chez le travailleur social à l’égard de sa pratique, tout en insistant sur la nécessité de mettre de l’avant ce regard critique sur le social inhérent aux situations complexes des personnes ayant besoin de services. Ce regard spécifique a tout autant sa place lorsqu’il s’agit de décoder sa propre situation professionnelle et d’en saisir les nombreuses influences systémiques.
ABSTRACT:
This article presents a reflection on the mental suffering of social workers. We will put forth the notion that the disparity between their approach to social problems and the impossibility of implementing it generates a form of suffering that is specific to them.
KEYWORDS:
Social worker, suffering, excessive responsibility, new public management
Notes
- Site du ministère de la Santé et des Services sociaux, http://www.msss.gouv.qc.ca/sujets/organisation/en-bref/gouvernance-et-organisation/roles-et-responsabilites. Consulté le 30 décembre 2015.
Références
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- Bellot, C., Bresson, M. et C. Jetté (sous la dir.) (2013). Le travail social et la nouvelle gestion publique, Québec : Presses de l’Université du Québec.
- Bouquet, B. (2009). « Responsabilité éthique du travail social envers autrui et envers la société : une question complexe », Vie sociale, 2009, no 3, 43-55.
- Cadoré, B. (1994). L’expérience bioéthique de la responsabilité, Montréal : Fides.
- Charbonneau, M. « Nouveau management public », Le dictionnaire encyclopédique de l’administration publique,
www.dictionnaire.enap.ca. - Chénard, J. et J. Grenier (2012). « Concilier les logiques pour une pratique de sens : exigence de solidarité », Intervention, no 136, 18-29.
- de Gaulejac, V. (2011). Travail, les raisons de la colère, Paris : Le Seuil, coll. « Économie humaine ».
- Dejours, C. (1998). Souffrance en France : la banalisation de l’injustice sociale, Paris : Éditions du Seuil.
- Dejours, C. (1995). « Comment formuler une problématique de la santé en ergonomie et en médecine du travail? », Le Travail Humain, vol. 58, no 1, 1-16.
- Dierckx, C. et A. Gonin (2015). « L’aidant professionnel : tensions éthiques dans le travail social aujourd’hui : au-delà des malaises récurrents, de nouveaux enjeux », dans J. Centeno et L. Bégin (sous la dir.), Les loyautés multiples : mal-être au travail et enjeux éthiques, Montréal : Nota bene.
- Gouvernement du Québec, Code de déontologie des membres de l’Ordre professionnel des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec C-26, r. 286, à jour au 1er juin 2016.
- Grenier, J., Bourque, M. et N. St-Amour (sous la dir.) (2014). L’évolution des services sociaux du réseau de la santé et des services sociaux du Québec, La NGP ou le démantèlement progressif des services sociaux, Université du Québec en Outaouais.
- Harper, E. et H. Dorvil (sous la dir.) (2013). Le travail social : théories, méthodologies et pratiques, Québec : Presses de l’Université du Québec.
- Larivière, C. (2012). « Comment les travailleurs sociaux du Québec réagissent-ils à la transformation du réseau public? », Intervention, no 136, (2012.1), 30-40.
- Ministère de la Santé et des Services sociaux, Principaux rôles et responsabilités, http://www.msss.gouv.qc.ca/sujets/organisation/en-bref/gouvernance-et-organisation/roles-et-responsabilites.