Depuis plus d’une cinquantaine d’années, un grand nombre d’auteurs ont proposé des approches et des méthodes dites anti-oppressives. S’appuyant sur des perspectives variées (féministes, anti-racistes et marxistes, par exemple), les approches anti-oppressives sont souvent considérées comme faisant référence à des approches en travail social vouées d’abord au changement social plutôt qu’individuel (Baines, 2011; Pullen Sansfaçon, 2013). Ce que ces approches anti-oppressives ont en commun, c’est de permettre une véritable réappropriation du pouvoir par ceux qui y participent, en collectivisant les problèmes et en misant sur le développement de la conscience critique et les changements structurels ou sociaux plutôt qu’individuels. Ainsi, les approches anti-oppressives favorisent, de par leur prise de position et leurs méthodologies d’intervention, le respect fondamental de la dignité humaine, la défense des droits et libertés et l’atteinte de la justice sociale, des dimensions souvent considérées comme les pierres d’assise de la pratique en travail social. Que l’injustice soit fondée sur l’appartenance ethnoculturelle, l’orientation sexuelle, les habiletés intellectuelles ou physiques, l’identité, le genre, l’âge, la religion ou toute autre dimension relative au positionnement social d’une personne ou d’un groupe (ou sur la combinaison de plusieurs dimensions), Dominelli (2002) ajoute que le travail social anti-oppressif constitue une approche pertinente pour réorienter celui-ci vers l’éradication des injustices par la déconstruction des relations de pouvoir. Les approches anti-oppressives, par le développement de la pensée critique, peuvent aussi offrir des pistes de solutions concrètes aux enjeux vécus en travail social, dont l’intégration des orientations néolibérales dans les services (Morley, 2014; Preston, Aslett, 2014).
Parmi les précurseurs de ces approches, on retrouve le pédagogue brésilien Paulo Freire (1982), qui a proposé une méthode d’éducation populaire par le développement de la conscience critique. L’intellectuel québécois Maurice Moreau (1987) a développé une approche structurelle en travail social qui, bien qu’appliquée à des cas individuels, permet la collectivisation des problèmes, la contestation des idéologies dominantes, l’empowerment et la défense des droits. De leur côté, les Britanniques Mullender et Ward (1991), auxquels s’ajoutera Fleming (2014), ont proposé une méthode d’intervention par le groupe qui vise le développement du pouvoir d’agir et de la conscience critique, et, ultimement, le changement social. Enfin, le Canadien Mullaly (2010) a pour sa part contribué à l’analyse ainsi qu’au développement de stratégies pour le travail social anti-oppressif, misant sur l’importance de l’intersectionnalité.
Comment ces approches et cadres d’analyse en travail social peuvent-ils favoriser une pratique du travail social cohérente avec les valeurs de la profession ? Quelles formes ces pratiques prennent-elles aujourd’hui ? Telles sont les questions qui traversent les articles publiés dans le présent numéro d’Intervention intitulé L’approche anti-oppressive : des applications récentes dans un contexte de travail social empreint de changements.
Trois perspectives permettent de traiter de ces questions. Une première concerne la présentation de stratégies pédagogiques favorisant l’intégration, chez les travailleurs sociaux, de principes spécifiques à la vision anti-oppressive. Les stratégies pédagogiques présentées, autant dans l’article de Lee, MacDonald, Caron et Fontaine que dans celui de Morin et Lambert, sont axées sur l’amorce d’un travail critique, réflexif et dialogique relatif à la posture et à la vision de l’intervenant face aux problématiques vécues par les personnes accompagnées. À ce titre, l’article intitulé « Promouvoir une pratique anti-oppressive dans la formation en travail social » présente plusieurs stratégies pédagogiques qui visent à mener une réflexion critique sur soi et sur la société. Ces stratégies consistent par exemple à accroître l’empathie social envers « l’Autre » ou encore à développer un agir réflexif. Pour sa part, l’article intitulé « L’apport du savoir expérientiel des personnes usagères au sein de la formation en travail social » fait l’examen d’une stratégie pédagogique nommée le Gap Mending. Cette stratégie, principalement enseignée dans les écoles de travail social du nord de l’Europe, consiste à impliquer les personnes usagères dans la formation universitaire des futurs travailleurs sociaux. Ce type de stratégie pédagogique a pour objectif de réduire la distance sociale entre étudiants et usagers par le partage de savoir et d’expérience mais également par un travail de remise en question des préjugés.
Le deuxième angle sous lequel est présentée l’approche anti-oppressive en travail social touche à ses aspects pratiques. Deux exemples d’application des principes de l’approche anti-oppressive sont présentés. À ce titre, le texte de Blais et Mensah montre comment les pratiques développées par les groupes d’art communautaire sont étroitement liées aux principes de l’approche anti-oppressive tels que le développement du pouvoir d’agir, la conscientisation, la collectivisation ainsi que la remise en question des rapports de pouvoir. Les auteurs soulèvent cependant certaines limites induites par la tendance actuelle à la professionnalisation du statut de l’artiste-facilitatrice sur l’application de tels principes. De son côté, l’article intitulé « La démarche Photovoice à titre d’outil de changement social auprès des jeunes de la rue » met de l’avant les effets induits par la méthode Photovoice sur la participation sociale de jeunes personnes ayant vécu l’expérience de l’itinérance.
Enfin, la dernière dimension abordée dans ce numéro concerne la production de connaissance dans le domaine du travail social. L’approche anti-oppressive s’enracine dans une épistémologie et une ontologie regroupant des théories sociales critiques (féministe, marxiste, structurelle, décoloniale, queer) ou ce que l’on nomme le transformational paradigm (Guba, 1990; Westhues, 1999). Or, le texte de Karine Croteau montre, à partir d’une recension des écrits portant sur l’exercice de la parentalité chez les mères autochtones en situation de protection de la jeunesse, certaines limites que comporte ce paradigme. Bien que plusieurs recherches dans ce domaine aient mis en lumière les formes d’oppression vécues par les familles à travers l’histoire coloniale du Canada, les nombreuses iniquités et la discrimination systémique auxquelles elles sont confrontées, elles laissent cependant dans l’ombre l’analyse des expériences vécues et du sens que donnent les mères autochtones à leurs rôles parentaux. L’auteure soutient alors l’importance, en recherche, de développer un autre regard sur les mères autochtones, davantage ancré dans une approche constructiviste et compréhensive, « qui confère une reconnaissance aux savoirs intrinsèques des mères ».
En dernier lieu, ce numéro se conclut par un article dans lequel Godbout et ses co-auteurs, s’appuyant sur les recherches actuelles menées sur le partage parental de la garde d’enfant, présentent des nuances importantes à apporter au sujet d’un thème d’actualité, celui de la garde partagée.
En espérant que ce numéro suscitera une réflexion plus large sur l’utilisation de l’approche anti-oppressive dans un contexte où les orientations néolibérales, de plus en plus présentes dans le domaine des services de santé et des services sociaux, entraînent des changements importants en travail social, lesquels ont des répercussions non négligeables tant sur les professionnels que sur les utilisateurs de services (Spolander, Engelbrecht et Pullen Sansfaçon, 2015). En ce sens, pour les travailleurs sociaux, il est notamment de plus en plus difficile de travailler vers l’atteinte de la justice sociale (Ferguson, 2007). Pourtant, le travail social, tant au Québec qu’ailleurs, place depuis longtemps au cœur de sa mission les questions de l’équité et de la justice sociale, et donc la lutte contre la discrimination et l’oppression, comme en témoignent de nombreux documents publiés par les organismes professionnels à l’échelle locale, nationale et internationale.