La Loi concernant les soins de fin de vie a grandement évolué depuis sa mise en œuvre en 2015. Voici quelques moments clés ayant entraîné des changements dans la loi initiale pour ce qui est de l’aide médicale à mourir (AMM) et de ses implications. D’abord, la contestation judiciaire par madame Gladu et monsieur Truchon des régimes fédéral et québécois de l’aide médicale à mourir est venue en modifier l’accès (Marin, 2019). En effet, en 2019, la Cour supérieure du Québec a rendu une décision qui a invalidé le critère selon lequel la mort de la personne doit être raisonnablement prévisible, comme prévu par le Code criminel du Canada, et par la Loi concernant les soins de fin de vie au Québec. L’abandon du critère de « fin de vie » ou de « mort naturelle raisonnablement prévisible » à la suite de la décision de la Cour supérieure du Québec a élargi ainsi l’accès à l’AMM à des personnes qui n’auraient pas pu y recourir. Ainsi, les personnes non visées initialement par la Loi concernant les soins de fin de vie, ou par la modification du Code criminel pour le Canada, peuvent désormais se prévaloir de l’AMM, dont les personnes ayant reçu un diagnostic de maladie neurodégénérative alors qu’elles sont aptes à consentir (Association pour le droit de mourir dans la dignité, 2021; Gagné, 2021). Ces maladies comprennent les différents types de démence comme la maladie d’Alzheimer et les maladies dégénératives physiques, telle la sclérose en plaques.
La notion de consentement libre et éclairé est essentielle dans la demande d’AMM (Commission spéciale sur l’évolution de la Loi concernant les soins de fin de vie, 2021). À ce titre, les personnes qui ne possèdent pas les capacités cognitives nécessaires pour décider pour elles-mêmes ne peuvent pas demander l’AMM (Association pour le droit de mourir dans la dignité, 2021). D’ailleurs, parmi les personnes ayant demandé l’AMM, certaines refusaient des médicaments pour demeurer lucides et aptes à donner le deuxième consentement requis avant son administration (Grant et Downie, 2018). Auquel cas, si la personne devenait inapte, elle ne pouvait plus avoir accès à l’AMM (Association pour le droit de mourir dans la dignité, 2021). Or, pour régler cette situation, le gouvernement fédéral a modifié le 17 mars 2021 le Code criminel et retiré l’obligation d’un deuxième consentement pour les personnes voulant bénéficier de l’AMM (Projet de loi C-7. Loi modifiant le Code criminel [aide médicale à mourir]). Au Québec, l’article 29 de la Loi concernant les soins de fin de vie a été modifié, afin que l’AMM puisse être administrée aux personnes étant devenues inaptes à consentir aux soins, si elles avaient au préalable signé une dispense de consentement final avant d’avoir perdu leurs capacités cognitives. Rappelons que le Québec était la seule province à exiger un deuxième consentement. Cette modification n’est pas banale, car les personnes n’ont plus à devancer le moment souhaité pour recevoir l’AMM par crainte de devenir inapte à consentir aux soins durant les derniers jours de leur vie. Elles peuvent également avoir la certitude qu’elles pourront recevoir l’AMM au moment prévu tout en continuant de prendre leurs médicaments, même si ceux-ci ont comme effets indésirables d’affecter leur état cognitif et de nuire à leur aptitude à consentir (Lacoursière et Lévesque, 2021).
De plus, le projet de loi C-7 a étendu l’admissibilité de l’AMM aux « personnes ayant des problèmes de santé mentale graves et irrémédiables dont la mort naturelle n’est pas raisonnablement prévisible » et ajouté des mesures de sauvegarde législatives pour ce groupe de demandeurs (Santé Canada, 2022, p. 8). Ainsi, l’admissibilité à l’AMM a été retardée pour ce groupe jusqu’en mars 2023, puis récemment repoussée jusqu’en mars 2024 (Zimonjic, 2023) afin d’offrir plus de temps pour baliser le processus d’AMM et pour prendre connaissance du rapport final du comité d’experts mis sur pied par le gouvernement fédéral pour apporter certaines recommandations – orientations et protocoles. Ainsi, après le 17 mars 2024, les personnes dont la maladie mentale est le seul problème médical auront accès à l’AMM « si elles répondent à tous les critères d’admissibilité et remplissent les exigences en matière de garantie mises en place pour ce groupe de personnes » (Projet de loi C-39. Loi modifiant le Code criminel et apportant des modifications corrélatives à une autre loi, 2018).
Les enjeux entourant l’AMM sont complexes. Le retrait du critère de fin de vie vient en outre élargir le bassin de personnes admissibles à l’AMM. L’AMM pourrait par ailleurs aussi s’élargir à d’autres catégories de la population, dont les mineurs matures et les personnes en situation de handicap (Inclusion Canada, 2021). Relativement à cette question, des travaux d’un comité d’experts sur l’AMM pour les mineurs matures (2018), lancés par le gouvernement fédéral, laissent entrevoir aussi de nombreux enjeux, défis et discussions. L’Association canadienne des travailleuses et travailleurs sociaux (2018) a d’ailleurs annoncé ses couleurs en recommandant « que le Code criminel du Canada soit modifié pour permettre aux mineurs matures de demander l’AMM dans certaines circonstances et dans la mesure de leur capacité de donner un consentement » (ACTS, 2018, p. 3). Le débat est loin d’être terminé sur l’ensemble de ces sujets. En ce sens, les travailleuses et travailleurs sociaux sont nombreux à se questionner sur les enjeux éthiques et ceux liés à l’accompagnement psychosocial de ces différentes populations. Ils auront également à prendre position.
En parallèle, la question de l’accès à l’AMM soulève des enjeux d’accès aux soins et aux services de santé de manière générale, encore plus en contexte d’élargissement à la population admissible à l’AMM. Dans le cadre de la Commission spéciale sur l’évolution de la Loi concernant les soins de fin de vie, de nombreux acteurs, dont l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec (OTSTCFQ, 2021), ont fait valoir la question du sous-financement des soins de santé dans certains programmes, dont les soins palliatifs et en santé mentale, et des mesures d’aide et de soutien insuffisants. À ce titre, John Maher et Bertrand Major (2021), psychiatres, ont évoqué l’aspect discriminatoire de la loi C-7 en rapportant le déficit de ressources dans certains secteurs :
« Devons-nous nous féliciter d’aider les gens à mourir plus facilement alors qu’on ne leur donne pas les ressources requises pour vivre? Comment justifier le projet de loi C-7 si le droit aux soins de santé de nombreuses personnes n’est pas respecté ou est simplement ignoré? Est-ce cela un choix libre au Québec et au Canada? »
D’ailleurs, le groupe d’experts sur l’AMM et la santé mentale propose des mesures de sauvegarde qui exigent des ressources humaines. Comment seront réparties ces ressources sachant que l’attente est déjà longue pour des consultations en santé mentale?
Par-delà les enjeux légaux rapportés plus haut, les professionnels du réseau de la santé et des services sociaux s’inscrivent au cœur de la pratique des soins de fin de vie dans l’accompagnement des familles et des personnes envisageant de recevoir l’AMM (Archambault, 2013; Ordre des travailleurs sociaux et des techniciens en travail social de l’Ontario, 2016). Il leur faut faire preuve de vigilance et de sensibilité face à la pression que pourraient exercer les discours dominants et discriminants sur les personnes les plus fragilisées (Commission spéciale sur l’évolution de la Loi concernant les soins de fin de vie, 2021; Norwood, 2010) ayant fait l’objet d’un diagnostic, face à un éventuel élargissement de l’AMM. Il y a nécessité de réfléchir à ces enjeux afin de s’assurer de protéger ces personnes – et se doter de balises claires pour encadrer les pratiques – tout en évitant de faire obstruction au droit des personnes d’avoir accès à l’AMM, comme le stipulent les modifications apportées à la loi fédérale sur l’AMM et entrées en vigueur le 17 mars 2021 (Ministère de la Justice, 2021). Les questions et les enjeux suscités demeurent nombreux et complexes et demandent à être débattus.
Ce numéro thématique vise à ouvrir un dialogue sur l’élargissement de l’AMM et à mettre en lumière les enjeux et questions qui y sont liés dans le domaine du travail social. À cet effet, différents points de vue ont été exprimés sur les enjeux de l’AMM. L’article de Gina Bravo, Nathalie Delli-Colli, Isabelle Dumont, Marie-Eve Bouthillier, Marianne Rochette et Lise Trottier discute des enjeux de l’AMM pour les personnes inaptes à consentir et fait état de préoccupations des travailleuses et travailleurs sociaux pour cette population en regard des demandes anticipées. Des craintes ont été soulevées sur le risque d’abus possible et le manque de ressources actuel pour cette catégorie de la population. L’article d’Isabelle Dumont et celui de Jacques Cherblanc, Isabelle Côté, Susan Cadell, Chantal Verdon, Josée Grenier, Chantale Simard, David Kenneth Wright et Christiane Bergeron-Leclerc portent un regard sur les proches de la personne décédée par l’AMM. Le texte de Dumont présente une étude exploratoire sur l’expérience des familles dont un des membres est décédé en contexte d’aide médicale à mourir. La recherche fait notamment état des éléments qui contribuent ou nuisent à leur adaptation au moment de la perte et à la suite du décès. L’article de Cherblanc et al., dont l’étude a été réalisée durant la pandémie, invite, entre autres, les intervenants et intervenantes sociosanitaires à porter une attention aux proches de la personne décédée, dont l’accompagnement serait moins systématisé que pour les soins palliatifs. L’article d’Ariane Plaisance, Diane Tapp, Evelyne Rousseau et Gina Bravo explore les attitudes, les connaissances et les représentations de la population générale vis-à-vis de la sédation palliative continue en tentant de la mettre en contraste avec la perception de l’AMM. Mieux comprendre ces représentations peut aider à informer les familles pour qu’elles prennent des décisions éclairées en fin de vie. Des recommandations sont également formulées à l’égard des travailleuses et travailleurs sociaux lorsque ces professionnels accompagnent la personne et les familles en fin de vie.
De son côté, l’article de Jacques Roy, Alexandre Stylios et Éric Pilote expose l’évolution de l’aide médicale à mourir à partir d’une lecture de quatre tendances sociétales sur le plan des valeurs, soit la quête d’autonomie, le recul de l’argument d’autorité, la recherche d’une qualité de vie et le déclin du religieux. Des pistes d’intervention sont également suggérées pour favoriser le choix personnel des individus en fin de vie. Quant à l’article d’Isabelle Martineau, Deborah Ummel et Gabrielle Fortin, les autrices proposent une réflexion éthique sur le respect de l’autonomie et du consentement dans le contexte de l’AMM pour les personnes en situation de handicap physique. Selon les autrices, la notion d’autonomie, au sens procédural et dans son application, notamment dans la pratique du consentement libre et éclairé, doit être repensée, afin de considérer le contexte et l’environnement plus large dans lequel s’inscrit la demande de mort assistée. Le concept d’autonomie relationnelle est également abordé comme levier de transformation pour une justice sociale. Enfin, Catherine Perron, Vanessa Finley-Roy et Laurence Pelchat Labelle nous sensibilisent au déficit de participation des personnes ayant des troubles neurocognitifs aux différents projets de recherche qui les concernent directement, dont ceux relatifs à l’AMM et, par conséquent, leur sous-représentation dans les connaissances scientifiques. Elles soulèvent différents enjeux rencontrés relativement à l’inclusion de membres de cette population dans leur étude afin d’en recueillir les opinions, et soulignent l’importance de les intégrer.
Dans la section « Entretiens », Claudie Morin, Catherine Laughrea et Franco A. Carnevale, respectivement travailleuse sociale en soins palliatifs, psychiatre, infirmier, psychologue et éthicien, partagent leurs points de vue sur les enjeux entourant l’élargissement de l’aide médicale à mourir. Claudie Morin évoque les enjeux et défis concernant les demandes anticipées d’aide médicale à mourir. Quant à Catherine Laughrea, elle aborde les questions que soulève l’élargissement de l’AMM aux personnes dont le seul problème médical est une maladie mentale. De son côté, Franco A. Carnevale discute des enjeux de l’élargissement de l’AMM à la population pédiatrique.
Les articles hors thématique nous entraînent sur différentes voies. L’article de René Lachapelle propose, devant la reddition de comptes, de retrouver du sens. L’auteur suggère des stratégies permettant à la fois la mesure des résultats et la prise en compte de la dimension relationnelle dans l’intervention sociale. L’auteur soulève la question suivante Est-il possible d’envisager des stratégies susceptibles de faire reculer l’idéologie gestionnaire et de mettre en valeur le sens de l’intervention sociale?. Puis, l’article d’Elisabeth Derome et Valérie Roy fait état des résultats d’une intervention de groupe dont le but était de favoriser le processus de retour au travail (PRAT) des femmes ayant vécu un cancer du sein. L’intervention s’appuyait sur la théorie de la résilience. L’article, entre autres, discute des bénéfices observés d’une intervention de groupe.
Enfin, le numéro se termine par un article de Béatrice Chenouard, Catherine Smith, Nhan Luong Tinh, Ariane Boyer et Raphaël Frantz et présente un outil d’évaluation, soit une grille d’évaluation transculturelle s’appuyant sur plusieurs fondements théoriques et méthodologiques de l’ethnopsychiatrie. Cette grille tient compte des éléments du parcours migratoire et des impacts du changement dans les repères culturels. Elle accorde également une place au sens donné par l’usager à ses difficultés selon ses croyances, son point de vue personnel et culturel. Cette grille est susceptible d’enrichir l’évaluation du fonctionnement social réalisée auprès des personnes issues de la diversité ethnoculturelle.
RÉFÉRENCES
Archambault, L. (2013). Travail social auprès de patients en fin de vie dans les centres hospitaliers montréalais [mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal]. https://archipel.uqam.ca/5438/1/M12855.pdf
Association canadienne des travailleuses et travailleurs sociaux (2018). Aide médicale à mourir : mineurs matures et demandes anticipées. http:// www.casw-acts.ca/files/documents/Aide_medicale_a_mourir_mineurs_matures_et_demandes_anticipees.pdf (casw-acts.ca)
Association pour le droit de mourir dans la dignité (2018). Position de l’AQDMD sur l’aide médicale à mourir. https://aqdmd.org/a-propos/position-de-laqdmd-sur-laide-medicale-a-mourir/
Commission spéciale sur l’évolution de la Loi concernant les soins de fin de vie (2021). Rapport de la Commission spéciale sur l’évolution de la Loi concernant les soins de fin de vie. Québec.
Gagné, H. (2021, 22 juin). Son dernier combat : enfin prêt à recevoir l’aide médicale à mourir. Journal de Montréal. https://www.journaldemontreal.com/2021/06/22/son-dernier-combat-enfin-pret-a-recevoir-laide-medicale-a-mourir-1
Grant, D. A. et Downie, J. (2018). Précisions nécessaires dans la loi du Canada sur l’aide médicale à mourir. Canadian Family Physician, 64(9), 364-365.
Inclusion Canada (2021). Le combat continue : la potentielle expansion de la législation canadienne sur l’aide médicale à mourir. https://inclusioncanada.ca/fr/2022/06/25/le-combat-continue-la-potentielle-expansion-de-la-legislation-canadienne-sur-laide-medicale-a-mourir/#:~:text=au%20COVID%2D19-,Le%20combat%20continue%20%3A%20La%20potentielle%20expansion%20de%20la%20l%C3%A9gislation%20canadienne,personnes%20en%20situation%20de%20handicap.
Lacoursière, A. et Lévesque, F. (2021, 10 juin). Aide médicale à mourir : Québec n’exige plus le double consentement. La Presse. https://www.lapresse.ca/actualites/sante/2021-06-10/aide-medicale-a-mourir/quebec-n-exige-plus-le-double-consentement.php
Loi concernant les soins de fin de vie. S-32.0001. Éditeur officiel du Québec. http://legisquebec.gouv.qc.ca/fr/showdoc/cs/s-32.0001
Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur le ministère de la Justice et apportant des modifications corrélatives à une autre loi. LC 2018, c 29. https://laws-lois.justice.gc.ca/fra/loisAnnuelles/2018_29/page-1.html
Maher, J. et Major, B. (2021, 10 mars). Projet de loi C-7 : l’aide médicale à mourir pour maladie mentale est-elle inévitable? La Presse. https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2021-03-10/projet-de-loi-c-7/l-aide-medicale-a-mourir-pour-maladie-mentale-est-elle-inevitable.php
Marin, S. (2019, 12 septembre). Aide médicale à mourir : Nicole Gladu et Jean Truchon se disent soulagés. Le droit. https://www.ledroit.com/actualites/aide-medicale-a-mourir-nicole-gladu-et-jean-truchon-se-disent-soulages-a42821e87246e06e090b52107808439e
Ministère de la Justice (2021). La nouvelle loi canadienne sur l’aide médicale à mourir. https://www.justice.gc.ca/fra/jp-cj/am-ad/di-bk.html#s1
Norwood, F. (2010). Mourir, un acte de vie. Prévenir la mort sociale par la discussion pré-euthanasie et les soins de fin de vie. PUL.
Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux (2021). Mémoire de l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec présenté dans le cadre de la Commission spéciale sur l’évolution de la Loi concernant les soins de fin de vie. OTSTCFQ. https://www.otstcfq.org/wp-content/uploads/2021/08/Memoires_AMM2021_OTSTCFQ_VF.pdf
Ordre des travailleurs sociaux et des techniciens en travail social de l’Ontario (2016). Aide médicale à mourir : quelles sont mes obligations professionnelles? Orientations pour les membres de l’OTSTTSO. OTSTTSO. https://www.ocswssw.org/wp-content/uploads/2016/09/Aide-m%C3%A9dicale-%C3%A0-mourir-quelles-sont-mes-obligations-professionnelles.pdf
Projet de Loi C-7, Loi modifiant le Code criminel (aide médicale à mourir). LC 2021, c 2, <https://canlii.ca/t/6d2s0
Santé Canada (2022). Rapport final du Groupe d’experts sur l’AMM et la maladie mentale. Ottawa, Canada.
Zimonjic, P. (2023, 3 février). Federal government moves to delay MAID for people suffering solely from mental illness. CBC. https://www.cbc.ca/news/politics/maid-delay-solely-mental-illness-1.6734686