Depuis une vingtaine d’années, la reconnaissance des effets associés aux pratiques centrées sur la nature et l’aventure (PCNA) sur la santé, le fonctionnement social et le bien-être général des populations génèrent un intérêt de la part des intervenantes et intervenants médicaux et sociaux (Hartig et al., 2014). Dans ce contexte, de nombreuses initiatives ont émergé au Québec, mais ces dernières demeurent encore peu documentées, notamment celles mobilisant une perspective en travail social. Selon nous, deux raisons expliquent ces faibles liens historiques. La première est la quasi-absence de la prise en compte du corps en travail social (Crooks et Mensiga, 2021). En effet, tout se passe comme si la personne accompagnée était réduite à son simple discours. Ce biais historique et épistémologique a pour conséquence que peu d’interventions sociales dites classiques mobilisent le corps. La seconde raison résulte du stigmate associé aux PCNA, et plus largement à ce qu’on appelle le « plein air », par la discipline du travail social elle-même. Ainsi, même si l’on observe des changements récents (ce numéro en est d’ailleurs une illustration), intervenir comme travailleur·euse·s sociaux·ales en contexte de nature et d’aventure a longtemps été considéré comme peu sérieux et peu scientifique. Tout se passe comme si la « vraie » intervention sociale devait se dérouler dans un bureau fermé et s’échelonner sur un nombre de séances précises d’une durée d’environ 60 minutes. Cette standardisation des pratiques (Pauzé, 2016) de même que la place croissante accordée aux données probantes au sein de notre discipline (Couturier et Carrier, 2005) et finalement l’usage d’outils décisionnels quantitatifs (Bourque et al., 2022) ont probablement freiné l’émergence des pratiques en travail social se déroulant en contexte de nature et d’aventure, alors que celles-ci facilitent l’atteinte des objectifs visés par les interventions (Gargano, 2018). Ainsi, il est important d’affirmer que le travail social en contexte de nature et d’aventure répond aux mêmes exigences que toute autre modalité d’intervention (évaluation, identification d’objectifs et élaboration d’un plan d’intervention). En outre, en raison des conditions dans lesquelles se déroulent les PCNA (ex. milieu marin ou forestier, conditions climatiques associées aux saisons), des risques associés, du temps de préparation et des ressources requises et essentielles au déroulement de ces interventions, certains aspects sont analysés et envisagés autrement qu’en contexte d’intervention traditionnelle (ex. gestion des risques, critères de participation, durée de l’intervention) (Tucker et Norton, 2013).
En outre, le développement récent des PCNA dans différents milieux d’intervention a contribué à populariser leur utilisation, mais a également généré de la confusion quant à leurs assises théoriques et à leurs principes d’intervention. Dès lors, on peut se demander comment ces dernières sont articulées avec les valeurs et les fondements du travail social, surtout lorsqu’elles sont mises sur pied en contexte québécois.
Tout en tentant d’éviter une posture trop normative, nous pensons que les PCNA déployées en travail social doivent répondre à certaines caractéristiques pour asseoir leur croissance et leur légitimité encore fragiles. La première consiste à penser les activités en amont. Bien qu’elles puissent générer des bénéfices sur les différentes dimensions de la santé (Hartig et al., 2014), sans objectif précis les PCNA ne constituent pas en soi une intervention en travail social. Elles doivent être réfléchies en fonction des besoins, des spécificités des populations (ex. personnes à mobilité réduite, personnes aux prises avec une dépendance), des enjeux et des possibilités associés aux milieux où elles prennent origine (ex. milieu institutionnel, carcéral, scolaire). La seconde caractéristique est l’importance de lutter pour l’accessibilité aux espaces verts (urbains et ruraux) pour toute la population et, plus particulièrement, pour les personnes les plus vulnérables socioéconomiquement. Autrement dit, la nature ne doit pas être réservée aux plus nantis de ce monde. Elle est un droit. En ce sens, bien que nous comprenions les enjeux reliés à la gestion et à la préservation des territoires, dans une perspective exclusivement sociale et en l’occurrence à partir de nos valeurs d’équité et de justice sociale, nous considérons que l’accès aux forêts québécoises ne devrait pas reposer sur les privilèges associés aux conditions de vie des personnes (ex. avoir accès à une voiture pour se rendre en forêt, payer un droit d’accès). Dans ce même esprit, les interventions en travail social qui mobilisent la nature ne devraient pas uniquement être accessibles hors des grands centres urbains.
Finalement, à l’heure actuelle, il est essentiel de réfléchir les PCNA au regard des enjeux sociaux et structurels plus globaux (ex. prendre soin de la nature, accessibilité inégale à l’environnement). Jusqu’à présent, les PCNA se sont essentiellement développées sous la perspective des bienfaits personnels et interpersonnels. Ces bénéfices sont essentiels et permettent de promouvoir cette modalité d’intervention. Toutefois, nous sommes d’avis que les PCNA devraient s’inscrire dans une perspective de réduction des inégalités sociales et de prise en compte des problèmes sociaux des personnes et des communautés, tout en étant un levier pour agir sur certains déterminants sociaux de la santé.
En ce sens, les objectifs psychosociaux visés par les PCNA ne sont pas suffisants, même s’ils sont nécessaires, pour inclure cette modalité d’intervention dans la discipline et la profession du travail social. Nous pensons donc que la réflexion et la lutte contre les inégalités structurelles et politiques par le biais du plein air nous distinguera dans cette panoplie d’interventions et d’intervenant·e·s intégrant les PCNA. Enfin, rappelons-le, l’écologie et le plein air sont intrinsèquement liés. À cet effet, le travail social est en plein essor et en réflexion dans le champ de l’écologie, notamment en voulant dépasser une vision utilitariste de la nature au profit d’une logique davantage écocentrique. Nous pensons que les PCNA ont un rôle majeur à jouer dans ce contexte et que leur intégration au travail social est une avenue à envisager (Larocque, 2023).
Par ailleurs, pour nous, leur intégration passe entre autres par les différentes catégories proposées par Gargano (2022), soit par les expositions passives (ex. expositions virtuelles à la nature, présence de plantes à domicile), quasi-passives (ex. horticulture), les immersions (ex. pratiquer la course en sentier et/ou le kayak de rivière) et finalement les immersions globales (ex. descendre une rivière en canot pour une période s’échelonnant sur plusieurs journées consécutives). Ces diverses façons de penser l’adéquation du plein air au travail social multiplient les occasions de bénéficier des effets qui lui sont associés, en plus d’élargir les différents liens avec la nature et l’aventure selon les particularités et les besoins sociaux des personnes auprès de qui nous intervenons.
En outre, si le travail social et les PCNA n’ont pas une histoire commune des plus riches, il n’en demeure pas moins qu’il serait impossible d’envisager les différentes façons dont les PCNA se déploient actuellement dans les milieux de pratique sans souligner une partie de leurs origines. En effet, leur développement est marqué par le mouvement de la récréation et, en l’occurrence, par le rôle qu’a tenu le plein air dans le développement du travail social, entre autres en intervention de groupe (Nadel et Scher, 2019; Turcotte et Lindsay, 2019). Bien que dans les milieux anglo-saxons, il existe plusieurs travaux portant sur ces relations (Nadel et Scher, 2019; Tucker, 2009; Tucker et al., 2016), ce n’est hélas pas le cas dans la francophonie canadienne, notamment au Québec. Par conséquent, il existe peu d’écrits auxquels les travailleur·euse·s sociaux·ales en formation ou en exercice peuvent se référer pour mieux comprendre la place et la pertinence du travail social dans les PCNA.
Pour une première fois au Québec, ce numéro thématique présente les pratiques centrées sur la nature et l’aventure dans une perspective de travail social. Comprenant sept articles et une entrevue, ce numéro thématique souhaite contribuer à remédier à cette lacune, ainsi qu’à enrichir les connaissances actuelles. Comme le/la lecteur·trice le constatera, ce numéro contient davantage de récits de pratique que d’articles mettant en évidence les résultats d’études empiriques. Cela n’est pas le fruit du hasard et s’explique par l’émergence des PCNA en travail social au Québec. Nul doute que dans quelques années, des recherches émergeront dans ce champ au Québec et qu’un tel numéro comprendra une part égale de recherches et de récits de pratique.
Pour terminer, nous souhaitons que ce numéro puisse permettre aux travailleur·euse·s·sociaux·ales de mieux saisir la pertinence des PCNA en travail social. Il est surtout un plaidoyer pour le développement de la pratique et de la recherche dans le champ du travail social et du plein air. En effet, si les trois directeurs·rices de ce numéro sont convaincus qu’il faut redonner une place de choix au plein air en travail social, il n’en demeure pas moins que cette modalité d’intervention doit être mieux comprise pour être mobilisée par les travailleur·euse·s sociaux·ales. Le Québec constitue un terrain de jeu et d’intervention que de nombreux pays et régions du monde envient. Le blanc (la neige), le vert (la forêt) et le bleu (la mer) colorent littéralement les pratiques centrées sur la nature et l’aventure. Il ne nous reste plus qu’à nous lancer et à sortir de nos bureaux.
Les PCNA sous l’angle de l’histoire
Ce numéro n’aurait jamais vu le jour sans la contribution des personnes ayant mis sur pied les premières initiatives québécoises de nature psychosociale en plein air. Précurseur du développement des PCNA, co-fondateur du baccalauréat en plein air et tourisme d’aventure de l’Université du Québec à Chicoutimi (1996), de la Fondation Sur la pointe des pieds (1996) et de la Coopérative INAQ (2005), Mario Bilodeau a marqué le développement des PCNA dans différents milieux d’intervention au Québec, en plus d’avoir forgé le parcours de plusieurs personnes sur son passage. Pour nous, il était donc impossible que ce numéro voie le jour sans être marqué de sa présence. C’est pourquoi nous débutons par un bref entretien entre Virginie Gargano et Mario Bilodeau, abordant son parcours, sa vision du plein air, de même que les forces et les limites des PCNA au regard des enjeux psychosociaux.
Les PCNA sous l’angle de la recherche en travail social
La première partie du numéro nous invite à comprendre les PCNA sous l’angle de la recherche en travail social. À cet effet, Virginie Gargano présente un examen de la portée centré sur une activité utilisée au sein des interventions en contexte de nature et d’aventure, à savoir le surf, et examine les forces et les défis de leur intégration dans la pratique québécoise du travail social. Toujours sur le thème de la mer, Henri-Bastien Gendreau Robert et Sacha Genest-Dufault exposent les résultats préliminaires d’une recherche issue d’une approche d’inspiration phénoménologique qui vise à mieux comprendre l’expérience vécue par les intervenant·e·s et participant·e·s lors d’une expédition en voilier sur le Saint-Laurent en contexte d’intervention sociale. Pour leur part, Ève Pouliot, Marie-Ève Langelier et Marina Maillé proposent une recension exploratoire d’études portant sur l’intervention familiale en contexte de nature et d’aventure pour ensuite mettre en lumière les éléments propres à ce contexte pouvant être mis au service de l’intervention familiale, de même que les défis qui y sont associés en travail social.
Les PCNA sous l’angle de la pratique en travail social
La seconde partie de ce numéro est constituée de récits de pratique mettant en évidence le large spectre sur lequel se situent les interventions en travail social centrant leur programmation sur l’utilisation exclusive ou combinée de la nature et l’aventure. En outre, cette section met en exergue la diversité des populations ciblées, reflétant ainsi le potentiel des retombées et, par le fait même, la façon dont la nature et l’aventure contribuent aux interventions psychosociales. Le premier récit de pratique, rédigé par Mireille Malaket et Anne-Marie Bellemare, présente un projet mené en 2020-2021 à la Maison Bleue de Parc-Extension, mobilisant des pratiques centrées sur la nature et l’aventure dans le cadre de rencontres de groupe axées sur la santé de la famille. Ce récit de pratique vise à inspirer leur introduction au sein de nouveaux milieux d’intervention. Il met de l’avant le rôle des travailleur·euse·s sociaux·ales afin d’agir sur la santé globale des individus, des groupes et des communautés.
Le récit de pratique d’Annie Plante illustre, à partir du projet En marche de la coopérative Vallée Bras-du-Nord, le potentiel de l’intervention en contexte de nature et d’aventure dans un contexte de développement social et professionnel. Marilyne Gilbert et Christiane Bergeron-Leclerc présentent, quant à elles, un récit de pratique ayant trait à la mise en œuvre d’un projet d’éducation par la nature nommé St-Paul en nature, qui s’adresse aux enfants fréquentant l’école primaire. Enfin, le récit de pratique rédigé par Justine Pellerin et Virginie Gargano expose les retombées d’un projet d’intervention réalisé en nature auprès de jeunes adultes ayant vécu un premier épisode psychotique.
Ce numéro contient également une rubrique regroupant des articles hors thématique. Ainsi, nous retrouvons, en premier lieu, un article rédigé par Sylvie Lévesque, Carole Boulebsol, Chantal Lavergne, Julie Poissant, Nadia Giguère, Marie-Noëlle Angers, Monica Dunn et Maëcha Nault. À partir de l’analyse des points de vue de professionnel.les, cet article présente les défis associés aux pratiques de repérage et d’intervention en violence conjugale lors de la période périnatale au Québec. Ensuite, l’article de Geneviève Gauthier, Christiane Bergeron-Leclerc et Éric Pilote présente les résultats d’une recherche quantitative effectuée auprès de 40 travailleurs sociaux et travailleuses sociales afin d’identifier les facteurs qui influencent l’intégration de la spiritualité dans la pratique en travail social. Puis, le récit de pratique de Sandra Juneau, Jacinthe Godard, Célyne Lalande, Cécile Cormier, Ève Bélanger et Catherine Bélanger Sabourin porte sur les enjeux de la mise en place d’une communauté de pratique interuniversitaire lors de la pandémie de COVID-19.
Ce numéro se termine par une recension de l’ouvrage de KA NIKANITET : pour une pratique culturellement sécuritaire de la protection de la jeunesse en contextes autochtones, rédigé par Christiane Guay, Lisa Ellington et Nadine Vollant. La recension a été effectuée par Cyndy Wylde, Anicinapeke et Atikamekw Nehirowisiw et professeure à l’École de travail social de l’Université d’Ottawa.
En vous souhaitant une bonne lecture.
Références
Bourque, M., Grenier, J. et St-Amour, N. (2022). Du « régime du bureau professionnel » au « régime de gestion du care » : le passage de l’imputabilité professionnelle à l’imputabilité comptable. Dans A. Gonin, M. Guissard, A. André et F. Plante (dir.), Éthique et travail social : nouvelles voies pour la pensée et pour l’action. Presses de l’Université du Québec.
Couturier, Y. et Carrier, S. (2005). Pratiques fondées sur les données probantes en travail social : un débat émergent. Nouvelles pratiques sociales, 16(2), 68-79. https://doi.org/10.7202/009843ar
Crooks, A. et Mensiga, J. (2021). Body, relationship, space: Dance movement therapy as an intervention in embodied social work with parents and their children. Australian Social Work, 42(2), 250-258. https://doi.org/10.1080/0312407X.2020.1861315
Gargano, V. (2018). L’intervention en contexte de nature et d’aventure : une analyse sous l’angle des facteurs d’aide. Thèse de doctorat, Université Laval.
Gargano, V. (2022). Les pratiques centrées sur la nature et l’aventure et le travail social : perspectives disciplinaires et théoriques. Intervention, 155, 151-165. https ://doi.org/10.7202/1089312ar
Hartig, T., Mitchell, R., de Vries, S. et Frumkin, H. (2014). Nature and health. Annual Review of Public Health, 35, 207-208. https://doi.org/10.1146/annurev-publhealth-032013-182443
Larocque, E. (2023). Pour un travail écosocial centré sur le vivant : contributions à l’élargissement du concept de transition sociale-écologique et au co-développement des rapports incarnés, résonants et réciproques à la Nature-territoire. Thèse de doctorat, Université d’Ottawa.
Nadel, M. et Scher, S. (2019). Not just play: Summer camp and the profession of social work. Oxford University Press.
Pauzé, M. (2016). Regard sur le social et la souffrance psychique : réflexion sur les enjeux actuels auxquels font face les travailleurs sociaux oeuvrant dans le réseau de la santé et des services sociaux au Québec. Intervention, 144, 21-27.
Tucker, A. R. (2009). Adventure based group therapy to promote social skills in adolescents. Social Work with Groups, 32(4), 315-329. https://doi.org/10.1080/01609510902874594
Tucker, A. R. et Norton, C. L. (2013). The use of adventure therapy techniques by clinical social workers: Implications for practice and training. Clinical Social Work Journal, 41(4), 333-343. https://doi.org/10.1007/s10615-012-0411-4
Tucker, A. R., Norton, C. L., Itin, C., Hobson, J. et Alvarez, A. (2016). Adventure therapy: Nondeliberative group work in action. Social Work with Groups, 39(2-3), 194-207. https://doi.org/10.1080/01609513.2015.1048416
Turcotte, D. et Lindsay, J. (2019). L’intervention sociale auprès des groupes (4e éd.). Gaëtan Morin.