En 1998, l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec, en collaboration avec le Regroupement des unités de formation universitaire en travail social du Québec, tenaient ses premiers États généraux. Vingt-cinq ans plus tard, de nouvelles réalités ont émergé et de nouveaux défis se profilent, tant pour la profession de travailleuse sociale et travailleur social que pour la discipline elle-même. En effet, il est devenu de plus en plus difficile d’exercer le véritable sens du travail social, qui se base sur les valeurs et les principes qui le fondent. Tout comme ailleurs, les orientations sociopolitiques et économiques de l’État, forgées par la mondialisation et le néolibéralisme, frappent de plein fouet la pratique actuelle. Et le constat est unanime : faire du travail social aujourd’hui représente un défi de taille. Ainsi, depuis les 25 dernières années, le Québec a connu un recul progressif, constant et majeur dans l’offre de services sociaux fournis par l’État à la population. À ce titre, les périodes d’austérité budgétaire qu’a connues le Québec ont engendré un désinvestissement substantiel dans toutes les composantes des services sociaux. Parmi les répercussions, on trouve un affaiblissement de l’offre de services sociaux généraux, le démantèlement des services sociaux de première ligne (Grenier et al., 2014) et la fragilisation de l’action collective territoriale, notamment dans les structures qui soutiennent les démarches de développement des communautés (Lachapelle et Bourque, 2020). Du côté des politiques de protection sociale, l’État se rétracte de plus en plus, négligeant ses responsabilités envers la population, ce qui a des effets indéniables sur le travail social, lequel, rappelons-le, est déjà mis à rude épreuve depuis plus d’une dizaine d’années en raison du couple État social − travail social qui vacille (Castel, 2009).
À ce contexte s’ajoute la pandémie de COVID-19, qui, depuis 2020, s’est imposée dans tous les pays du monde et a engendré d’importants bouleversements sociaux et économiques (OMS, 2020) menant à une intensification des problèmes sociaux. Pensons à l’isolement des personnes aînées ayant besoin de soutien pour conserver leur autonomie, à la marginalisation des communautés autochtones, à la violence conjugale et familiale, aux problèmes liés à la santé mentale et à la toxicomanie, à l’itinérance, au décrochage scolaire, au manque chronique de logement abordable et salubre, à l’appauvrissement accru de la population et à l’accroissement des inégalités sociales (Comité consultatif de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, 2021; DRSP, 2021; Dusseault et al., 2020; INSPQ, 2021; Lavergne et al., 2020; Saint-Girons et al., 2020). Par ailleurs, on observe une distorsion de la compréhension des problèmes sociaux, notamment en raison de leur individualisation, de leur psychologisation et de leur médicalisation (Otero, 2012; Roy, 2013). Cette situation prévaut dans un contexte de diminution des investissements étatiques en matière de soutien aux personnes et de services sociaux sous l’influence de politiques basées sur les principes de la nouvelle gestion publique (Grenier et Bourque, 2018).
Le travail social est d’une grande richesse et il est fondamental pour la société. Cependant, face à ce contexte, il est nécessaire de le repositionner au sein de la société québécoise en se demandant comment il peut répondre de manière engagée aux enjeux et aux besoins actuels de la population. C’est dans cette optique que, près de 25 ans après les premiers États généraux de la profession, plusieurs partenaires ont conjugué leurs efforts pour réunir les actrices et acteurs du travail social afin de réfléchir et de discuter des orientations collectives à prendre pour façonner le travail social de demain. Un travail social qui pourrait jouer pleinement son rôle dans les années à venir, alors que la société est confrontée à de grands bouleversements démographiques, populationnels, économiques, climatiques, politiques et sociaux.
Dans ce cadre, la revue Intervention a souhaité participer à cette réflexion collective en mobilisant autant les connaissances scientifiques que pratiques en travail social. Ainsi, afin de tracer les pourtours et les formes que pourrait prendre le travail social de demain, le présent numéro vise à faire le point, à partir d’une analyse fine et engagée, sur les épreuves actuelles auxquelles fait face le travail social d’aujourd’hui. En ce sens, les articles présentés ont été regroupés sous trois grands thèmes : 1) la perspective en travail social, 2) l’organisation des services sociaux au Québec, les politiques publiques dans le domaine social et les conditions de pratique et 3) la formation initiale en travail social. Les articles qui composent ce numéro ont pour objectif de présenter une lecture critique du contexte structurel actuel, compris comme étant un frein pour le déploiement d’un travail social axé sur le changement social. On y propose également des avenues possibles pour édifier le travail social de demain.
Thème 1 : la perspective du changement social en travail social
Les articles réunis sous cette rubrique visent à contribuer aux réflexions suivantes : 1) Dans quelle mesure les valeurs, les principes et les finalités du travail social s’actualisent-ils dans les façons de penser le travail social? 2) Quels sont les enjeux actuels rencontrés par le milieu communautaire et quels en sont les impacts sur les pratiques de groupe? 3) Où en sommes-nous en ce qui concerne le rôle de l’activisme, du militantisme et de la participation du travail social aux mouvements sociaux?
L’article rédigé par Lilyane Rachédi, « Pour une approche interculturelle critique au XXIe siècle : dépasser la culture pour lutter contre le racisme », dans le contexte des États généraux du travail social, propose une relecture de l’approche interculturelle telle qu’elle a été développée au Québec. Plus particulièrement, cette relecture ancrée dans une perspective critique en travail social mettant l’accent sur les dimensions macro, dont les contextes politiques, socio-historiques et organisationnels consiste à intégrer les inégalités structurelles, les tensions contemporaines et le nano-racisme au sein de l’approche interculturelle.
Quant à l’article de Katharine Larose-Hébert, Isabelle Le Pain, Alexis Hieu Truong, Mélina Pitre et Dominique Deblois intitulé « Prescriptions émotionnelles au travail dans le milieu communautaire : sources d’influence et mise en pratique », vise à illustrer la particularité du travail d’intervention effectué dans le milieu communautaire et plus particulièrement la spécificité du travail émotionnel. En ce sens, les auteurs montrent que le travail émotionnel fait partie des compétences de ces intervenants et intervenantes et qu’il faut dès lors protéger l’autonomie des organismes communautaires car celle-ci permet le déploiement de pratiques d’intervention accessibles et flexibles, plus susceptibles de répondre aux besoins des populations vulnérables.
Pour sa part, l’article de Gaelle Troude, Marie-Michèle Doiron, Angie Gilbert, Amélie Levesque et Guylaine Sauvé, membres fondatrices de l’Association québécoise des travailleuses sociales et travailleurs sociaux (AQTS), touche à la question du militantisme en travail social en présentant, sous la forme d’un récit de pratique, le contexte d’émergence et les obstacles au développement de l’AQTS.
Thème 2 : l’organisation des services sociaux au Québec, les politiques publiques dans le domaine social et les conditions de pratique
Les articles présentés sous cette thématique visent principalement à approfondir les enjeux suivants : 1) Les conséquences des réformes du réseau de la santé et des services sociaux sur les conditions de pratique des travailleuses et travailleurs sociaux et sur le travail social; 2) Les manières dont le travail social est mis à l’épreuve par les transformations actuelles de la protection sociale et la restructuration de l’État; 3) La façon dont les réponses proposées par les politiques publiques viennent moduler la mission, les valeurs et les pratiques en travail social.
L’article intitulé « Analyse du rapport Laurent à la lumière de la perspective des systèmes de Munro », rédigé par Marie-Joëlle Robichaud, Rosita Vargas Diaz, Isabelle-Ann Leclair Mallette, Célyne Lalande, Mélanie Bourque et Camille Bourgelas, touche la protection de la jeunesse, un sujet qui fait l’objet d’une grande préoccupation pour le travail social. Dans l’optique de façonner le travail social de demain et en cohérence avec les États généraux du travail social, l’objectif de l’article est de présenter, à la lumière des trois niveaux de la perspective des systèmes de Munro, une analyse critique des conditions de pratique des professionnelles dans les services de protection de la jeunesse telles que présentées dans le rapport de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse.
Pour sa part, l’article de Mélanie Bourque, Mylène Barbe, Maxime O. Leroux, Josée Grenier et Nathalie St-Amour intitulé « La réforme Barrette et sa mise en œuvre dans les services sociaux : perceptions des travailleuses sociales » examine la perception qu’ont les travailleuses sociales cinq ans après la mise en œuvre de la réforme Barrette. L’analyse des données met en lumière la poursuite, voire l’accentuation, de la perspective descendante (top down) du processus décisionnel, de la reddition de comptes par le biais de mesures quantitatives et de l’harmonisation des services s’illustrant en standardisation des pratiques, en dépit des particularités territoriales inhérentes aux différentes régions du Québec.
Quant à l’article de Valérie Roy, Gabrielle Leblanc-Huard et Josée Grenier, « Nouvelle gestion publique et travail social au Québec : actions stratégiques en réponse aux contraintes organisationnelles », celui-ci propose, à partir d’une revue de littérature, une analyse des répercussions de la restructuration de l’État engendrée par la nouvelle gestion publique sur les conditions de pratique des travailleuses sociales et travailleurs sociaux, ainsi que des réponses émergentes introduites par les actrices de terrain.
Enfin, l’article « Évolution des politiques sociales et des programmes sociaux dédiés aux jeunes et aux familles au Québec : enjeux pour le travail social contemporain avec les familles », rédigé par Mylène Barbe, s’intéresse à l’évolution des politiques sociales et des programmes sociaux élaborés pour soutenir les parents et promouvoir le bien-être des enfants au Québec. Dans le contexte actuel des États généraux du travail social, l’analyse menée par l’autrice s’avère propice pour la poursuite des réflexions sur le travail social accompli auprès des familles au Québec en vue de mieux cerner les défis et les enjeux ainsi que les pistes d’action visant un renouvellement des pratiques.
Thème 3 : la formation initiale en travail social
Le présent numéro se termine sur le thème de la formation en travail social et plus particulièrement sur les nouvelles formes d’apprentissage et de soutien contribuant à la formation initiale en travail social. À cet effet, l’article d’Annie Lambert, Laurence Scalabrini, Maxime-Édouard Crête, Alexandre Roberge, Karine Huppé, Émilie Pothier-Tessier, Julie Doyle et Dominique Dufour intitulé « Transformer les réalités vécues en savoirs à partager : quand les usagers-entraineurs deviennent acteurs de la formation en travail social » vise à réfléchir la pédagogie universitaire dédiée aux futures travailleuses sociales dans un souci de soutenir la formation de professionnelles conscientes, critiques et engagées. Plus spécifiquement, sous la forme d’un récit de pratique, les auteurs expliquent en quoi, dans un contexte social en changement où les vulnérabilités sont grandissantes et complexifiées, l’implication des usagers-entraineurs au sein du cursus universitaire apparaît comme une voie porteuse pour les formations universitaires, permettant qu’elles soient au diapason des réalités de vie des personnes et de la reconnaissance de la valeur des savoirs expérientiels dans un exercice de croisement des savoirs.
En vous souhaitant une bonne lecture.
Pour le comité.
Références
Castel, R. (2009). Chapitre 7. Le travail social dans le devenir de l’État social. Dans R. Castel, La montée des incertitudes. Travail, protection, statut de l’individu (p. 223-245). Seuil.
Comité consultatif de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (2021). Avis préliminaire portant sur les impacts de la pandémie sur les populations vulnérables.
Direction régionale de la santé publique de Montréal (2021). Les impacts de la pandémie sur l’accès aux soins de santé mentale et sur leur utilisation chez les Montréalais. DRSP.
Dusseault, M. et Leclerc, J.-B. (2020). Bien dans mes baskets en temps de pandémie : agir sur les inégalités sociales et scolaires. Intervention, numéro hors série 1, 97-108.
Grenier, J. et Bourque, M. (2018). Les services sociaux à l’ère managériale. PUL.
Grenier, J., Bourque, M. et St-Amour, N. (2014). L’évolution des services sociaux du réseau de la santé et des services sociaux du Québec. La NGP ou le démantèlement progressif des services sociaux.
INSPQ (2021). Logement et inégalités sociales de santé en temps de COVID-19 : des stratégies pour des logements abordables et de qualité. INSPQ.
Lachapelle, R. et Bourque, D. (2020). Des collectivités résilientes en contexte politique difficile : la contribution de l’intervention collective. Revue Organisations et Territoires, 29(2), 117-126. https://doi.org/10.1522/revueot.v29n2.1155
Lavergne, C., Vargas Diaz, R., Lessard, G. et Dubé, M. (2020). La COVID-19 et ses impacts sur la violence conjugale et la violence envers les enfants : ce que nous disent la recherche et la pratique. Intervention, numéro hors série 1, 27-35.
Roy, M. (2013). L’individualisation et la médicalisation du travail social dans le domaine de la santé mentale. Reflets, 19(1), 226-237. https://doi.org/10.7202/1018047ar
OMS (2020). Critical preparedness, readiness and response actions for COVID-19. https://www.who.int/publications-detail/critical-preparedness-readiness-and-response-actions-for-covid-19
Otero, M. (2012). Repenser les problèmes sociaux. SociologieS. https://doi.org/10.4000/sociologies.4145
Saint-Girons, M., Joh-Carnella, N., Lefebvre, R., Blackstock, C. et Fallon, B. (2020). Equity Concerns in the context of COVID-19: a focus on First Nations, Inuit, and Métis communities in Canada. Canadian Child Welfare Research Portal.