Numéro 152

Présentation

Ce numéro thématique s’intéresse au champ de l’intervention sociojudiciaire, à ses applications potentielles au Québec et aux réalités des acteurs qui en font l’expérience. Dans l’appel à contributions, nous posions concrètement la question : qu’est-ce que l’intervention sociojudiciaire? D’entrée de jeu, ce numéro n’a pas la prétention de fournir une réponse définitive à la question posée. Il propose plutôt un regard transversal sur le champ exploré afin d’y poser quelques jalons. Ce regard, ou plutôt ces regards, permettent de délimiter certains contextes de pratique, en plus de mettre en lumière des aspects intéressant les acteurs qui s’y impliquent directement et indirectement. 

Le champ large et complexe des pratiques sociojudiciaires met en relief des tensions plurielles. Au cœur de cette tension se trouve la contrainte judiciaire, qui se décline sous les volets de l’éducation, des soins, de l’accompagnement ou encore de la prévention. Les articles proposés illustrent, chacun à sa manière, les défis de cette contrainte, et ce, surtout pour la pratique du travail social. Si la tension classique oscillant entre aide et contrôle apparaît rapidement, elle est ici repensée de manière contemporaine, en considérant notamment la transformation des politiques publiques et des institutions. 

Ce numéro se penche par ailleurs sur le phénomène de la judiciarisation et ses effets sur les différents publics. Il s’agit sans contredit d’un aspect qui, sous diverses formes, prend actuellement une ampleur considérable (Wellman, 2013; Winick, 2003). Cette expansion témoignerait de l’accroissement du pouvoir judiciaire et de ses acteurs (Commaille et Dumoulin, 2009). D’ailleurs, parce que les sociétés contemporaines se tournent de plus en plus vers les tribunaux pour résoudre des problèmes sociaux complexes (Horowitz, 1977), le système judiciaire deviendrait un acteur clé dans la mise en œuvre des politiques sociales. Ce phénomène a une incidence évidente sur les systèmes de justice eux-mêmes et leurs principaux acteurs, alors que des approches telles que la justice thérapeutique (Dumais-Michaud, 2017), la justice orientée vers la résolution des problèmes (Miller et Johnson, 2009, traduction libre de problem-solving jurisprudence) ou encore la justice réparatrice (Ministère de la Justice, 2018; Wemmers, 2003) sont en émergence depuis un certain nombre d’années.  

Outre ses effets sur l’application de la justice, la judiciarisation des problèmes sociaux a aussi des impacts majeurs sur les institutions et les acteurs en périphérie des systèmes de justice. Dans ce contexte, il n’est guère surprenant que les intervenantes et intervenants psychosociaux se voient de plus en plus appelés à moduler leur pratique, à développer des stratégies et des outils d’intervention afin d’agir lors de situations complexes impliquant des personnes aux prises avec des problématiques judiciarisées. Aux États-Unis, cette sollicitation croissante a donné naissance à un champ spécialisé en travail social, celui du forensic social work. Cette spécialisation se définit de façon large comme la pratique du travail social reliée explicitement à des enjeux et des litiges légaux, qu’ils soient criminels ou civils (Slater et Finck, 2012).  

Ce numéro thématique propose de porter un regard sur des domaines de pratique multiples liés au phénomène de judiciarisation des problèmes sociaux, en plaçant au cœur du débat l’intervention sociojudiciaire. Ainsi, ce numéro s’intéresse tout autant à l’intervention en protection de la jeunesse, en violence conjugale et auprès des jeunes contrevenants qu’en lien avec des personnes à risque d’homicide, en contexte policier ou encore au sein de tribunaux spécialisés. Les articles proposés soulèvent par ailleurs divers questionnements relatifs aux dispositifs d’intervention, à la prise en compte des voix des personnes auprès desquelles les travailleurs sociaux interviennent, à la formation des travailleurs et intervenants sociaux, à la spécialisation et à la notion de risque. 

Au-delà de ces regards multiples, tous les articles, qu’il s’agisse d’études empiriques, de récits de pratique ou d’analyses critiques, partagent ce vif intérêt pour les pratiques sociojudiciaires en développement au Québec, et illustrent de maintes façons le travail complexe, délicat et difficile de l’intervention psychosociale en contexte judiciaire.

Résultats de recherche

Dans le premier article de ce numéro, Marie-Ève Clément et Marc Alain discutent d’un dispositif d’intervention formalisé, l’entente multisectorielle relative aux enfants victimes d’abus sexuels, d’abus physiques ou d’une absence de soins menaçant leur santé physique (EM). L’objectif de leur étude est de documenter le sentiment, chez les intervenants issus du secteur psychosocial, d’être suffisamment formés ou non relativement à l’EM. 

S’intéressant aussi aux dispositifs d’intervention sociojudiciaire, Sonia Gauthier et Célyne Lalande brossent un portrait des pratiques pénales et sociopénales spécialisées en violence conjugale dans le district de Montréal. Les résultats de leur analyse mènent notamment au constat qu’il existe actuellement des trous de services en regard de ce type d’intervention, en particulier pour les enfants exposés à la violence conjugale et les conjoints ayant des comportements violents. 

L’article de Marie Dumollard, Martin Goyette et Patricia Loncle, pour sa part, aborde les tensions dans les pratiques sociojudiciaires auprès des jeunes contrevenants. Pour ce faire, les auteurs proposent une analyse qualitative des récits des jeunes en explorant la manière dont ces derniers perçoivent leur suivi. Les analyses illustrent une hybridation dans l’offre de services oscillant entre accompagnement et surveillance. Les auteurs invitent alors à dépasser l’analyse axée sur les facteurs criminogènes des jeunes en mettant plutôt l’emphase sur leurs besoins multidimensionnels à l’aube de leur changement de statut, vers la majorité civile. 

Dans la même veine, l’article d’Annie Lambert explore la question de l’intervention sociojudiciaire en contexte de protection de la jeunesse, mais cette fois-ci à partir des points de vue des parents. Pour l’auteure, il est paradoxal que l’on connaisse très peu la perception des parents concernant les interventions reçues, alors qu’ils sont des acteurs centraux de ce processus. En réaction à ce décalage, Lambert a mené un projet de recherche s’intéressant aux trajectoires de services en protection de la jeunesse sous l’angle de la perception des parents qui les reçoivent. 

Enfin, à partir d’une recherche qualitative, Rosemary Carlton interroge les pratiques sociojudiciaires auprès d’adolescentes agressées sexuellement, montrant qu’il existe des représentations contradictoires de ces jeunes filles chez les intervenants. D’une part, elles sont considérées comme vulnérables et ayant un besoin de protection; d’autre part, leur proximité avec l’âge adulte contribue à ce qu’elles soient responsabilisées quant à leur protection personnelle dans les discours à leur sujet. 

Récits de pratique

Les récits de pratique débutent par un article rédigé par la criminologue Claudine Simon, qui détient une expérience probante en violence conjugale et tout particulièrement dans le programme Côté Cour. Simon y discute plus spécifiquement de l’article 810 du Code criminel et de certaines critiques émises à l’égard de l’usage de cet article dans le domaine spécifique de la violence conjugale. L’auteure propose de nuancer et de contextualiser ces critiques à la lumière de l’expérience de la judiciarisation de la violence conjugale à Montréal telle que pratiquée par le service Côté Cour depuis plusieurs décennies. 

À partir d’une expérience terrain à titre d’intervenante accompagnatrice en milieu judiciaire, Isabelle Raffestin propose ensuite un article visant à brosser un portrait du rôle d’intervenant psychosocial dans le contexte d’un programme sociojudiciaire situé à la cour municipale de Montréal, le Programme d’accompagnement justice itinérance à la cour (PAJIC), qui s’adresse particulièrement aux personnes en situation d’itinérance qui se voient judiciarisées. Suivant la description du contexte d’émergence de ce programme particulier, l’auteure explicite de manière très concrète son fonctionnement, ce qui permet de saisir les tensions, les points de fuite et les bénéfices liés à la participation pour les personnes visées par ce programme. 

Pour sa part, Anne-Michel Gauthier, travailleuse sociale au Centre de recherche appliquée en intervention psychosociale (CRAIP), expose des outils d’estimation et de gestion du risque d’homicide développés par le CRAIP depuis 2015. Ce faisant, l’auteure favorise l’appropriation des connaissances au sujet des caractéristiques des usagers et des situations à risque d’homicide de même que des pratiques spécialisées leur étant destinées. Gauthier met également de l’avant la difficulté consistant à trouver un juste équilibre entre les biais des intervenants à l’égard de ce type d’usager, l’empathie envers la détresse vécue par la personne aidée et la sécurité des personnes impliquées dans la situation, dont la personne à risque de passage à l’acte violent.

Pour clore la section des récits de pratique, ce numéro propose une entrevue avec Nathalie L’Heureux, travailleuse sociale œuvrant au sein du Service de police de Terrebonne. Celle-ci nous parle de la mise sur pied et des défis relatifs à l’intégration de sa profession dans un service de police. Elle explique également ce à quoi fait référence sa pratique professionnelle au quotidien, son mandat en collaboration avec les policiers et son rôle à titre de travailleuse sociale. Les propos de L’Heureux illustrent de manière très précise le caractère délicat de son travail, qui se positionne à la croisée de différentes interfaces impliquant des policiers, des personnes demandant de l’aide ou d’autres acteurs réclamant des interventions visant la sécurité publique ou celle de leur proche. 

Débats et analyses critiques

Deux analyses critiques de contextes sociojudiciaires s’insèrent dans ce numéro. D’abord, Geneviève Nault et Katharine Larose-Hébert nous plongent dans les tensions paradoxales inhérentes aux pratiques des acteurs des tribunaux de santé mentale en Amérique du Nord. Leurs propos portent plus précisément sur le double rôle d’aide et de contrôle des intervenants psychosociaux œuvrant au sein de ces dispositifs spécialisés. Pour expliciter cette tension, les auteures font intervenir la notion de bienveillance coercitive, laquelle serait mobilisée pour justifier l’usage de mesures telles que la surveillance et le contrôle au nom du rétablissement. 

Enfin, Patricia Ringuette et Martine Guénette relatent le malaise qui se vit présentement dans la sphère de l’accueil familial en raison d’un encadrement législatif de plus en plus serré des familles d’accueil et des familles d’accueil de proximité. Les auteures proposent une rétrospective historique sur un thème peu discuté dans les écrits québécois, celui de l’accueil familial. Ce faisant, elles exposent la place grandissante du cadre sociojudiciaire dans cette sphère. 

Articles hors thématique

Dans la section des articles hors thématique, Isabelle Le Pain, Katharine Larose-Hébert, Dahlia Namian et Laurie Kirouac présentent les résultats issus une recherche qualitative portant sur les effets de la réforme de la santé et des services sociaux introduite par Gaétan Barrette sur les difficultés émotionnelles rencontrées par les intervenants sociaux œuvrant en protection de l’enfance au Québec. Les résultats de recherche mènent les auteures à défendre l’idée selon laquelle les difficultés émotionnelles vécues par les intervenants sociaux relèvent principalement de facteurs organisationnels et conjoncturels. 

Toujours sur le thème de la protection de l’enfance, mais sous l’angle des expériences rencontrées par les familles suivies en protection de la jeunesse, Chantal Lavergne, Sarah Dufour et Rosita Vargas Diaz exposent les résultats d’une étude qualitative réalisée auprès de parents et de jeunes issus de l’immigration et portant sur leur point de vue à l’égard de l’intervention.

Dans un autre ordre d’idées, l’article de Julie Sénéchal, Denis Bourque et Gédéon Verreault présente les résultats d’une recherche effectuée auprès de deux groupes de parents engagés dans le projet La Voix des parents au sein de deux communautés de la MRC de Pontiac en Outaouais. Les auteurs présentent leurs résultats et analyses portant sur les facteurs favorables et défavorables à l’action collective et à la participation des parents.

Enfin, un article de Stéphane Richard et Richard Silver, intitulé « À propos de la refonte du Code de déontologie des membres de l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec », présente les raisons d’être et les limites de l’ancien et du nouveau Code de déontologie des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec.

Ce numéro se conclut par un résumé critique, proposé par Ariane Hamel, de l’ouvrage écrit par Céline Bellot intitulé « Les droits et le travail social. Définitions, enjeux et perspectives », paru en 2020 aux Presses de l’Université du Québec. 

En vous souhaitant une bonne lecture.

Pour le comité éditorial,
Audrey-Anne Dumais-Michaud, Ph.D., Professeure, Département de travail social, Université du Québec en Outaouais, Campus Saint-Jérôme
Célyne Lalande, T.S., Ph.D., Professeure, Département de travail social, Université du Québec en Outaouais

Références

Commaille, J. et L. Dumoulin (2009). « Heurs et malheurs de la légalité dans les sociétés contemporaines. Une sociologie politique de la judiciarisation », L’Année sociologique, vol. 59, 63-107.

Dumais-Michaud, A. A. (2017). « Fou ou délinquant. Ambivalence dans les réponses judiciaires », Revue générale de droit, vol. 46, no 2, 127-148.

Gouvernement du Canada (2017, 23 août). Ministère de la Justice – La justice réparatrice. En ligne : https://www.justice.gc.ca/fra/jp-cj/jr-rj/index.html

Horowitz, D. L. (1977). The Courts and Social Policy, Washington : The Brookings Institution.

Miller, J. et D. C. Johnson (2009). Problem Solving Courts: a Measure of Justice, Lanham, Maryland : Rowman and Littlefield Publisher. 

Slater, L. et K. Finck (2009). Social Work Practice and the Law (1re éd.), New York : Springer Publishing Company.

Wellman, K.G. (2013). « Taking the Next Step in the Legal Response to Domestic Violence: the Need to Reexamine Specialized Domestic Violence Courts from a Victim Perspective », Colombia Journal of Gender and Law, vol. 24, no 3, 444-478.

Wemmers, J.-A. (2003). Introduction à la victimologie, Montréal : Presses de l’Université de Montréal.

Winick, B. (2003). « Therapeutic Jurisprudence and Problem Solving Courts », Fordham Urban Law Journal, vol. 30, no 3, 1055-1103.